Les Trésors Nationaux Vivants au Japon
Auteur(e)s: Emeline ARMAND, Sébastien HEISSLER, Marine SANCHEZ
Introduction
Apparu pour la première fois au Japon en 1955, le titre de Trésor National Vivant (ningen kokuhô 人間国宝) soulève aujourd’hui encore les enjeux de la patrimonialisation des biens immatériels, notamment à la suite de la convention de l’UNESCO en 2003. En effet cette notion encore officiellement propre à l’Asie consiste à reconnaître un statut singulier aux personnes ayant acquis une maîtrise élevée de leur art, afin de protéger la transmission de celui-ci et le patrimoine qu’il génère.
Dans le cadre de recherches portant sur la thématique des élites en Asie, nous nous sommes engagés dans l’étude de ces Trésors Nationaux Vivants. Alors que la notion d’élite s’apparente à première vue à des communautés ou groupes d’intellectuels, de personnes influentes ou de pouvoir, nous avons choisi d’y inclure ces Trésors Nationaux. Il s’agira donc ici d’en étudier les valeurs et fondations, afin de justifier pourquoi il nous a paru légitime de les considérer ensemble comme une élite. Il nous incombe donc dans un premier temps d’étudier la notion de ningen kokuhô, après quoi nous exposerons sous forme d’un plaidoyer les raisons justifiant leur affiliation à la notion d’élite. Nous nous appuierons également pour cela sur les différentes sources que nous avons étudiées. Enfin, dans un troisième temps, nous nous attarderons sur le cas d’un de ces Trésors Nationaux, Moriguchi Kunihiko 森口邦彦, artiste peintre sur kimono 着物. Nous nous appuierons pour ce faire sur différentes interviews faites dans la presse et à la télévision. Nous précisons toutefois que les sources traitées pour cette troisième partie sont facilement sujettes à la critique en ce qu’elles ne proviennent pas de ressources académiques pour la plupart. Mais il ne sera pas ici question d’établir un profil scientifique du personnage, mais plutôt un tour d’horizon de sa vie afin de mieux comprendre ce que signifie être Trésor National et ce qui nous a poussés à justifier leur appartenance à la thématique des élites asiatiques.
La notion de Trésor National Vivant au Japon
Les trésors nationaux vivants sont des personnes qui possèdent un haut niveau de connaissances et de savoir-faire dans un domaine spécifique et qui ont été distingués dans une mesure de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel afin de pouvoir continuer de développer leur talent pour les transmettre aux générations futures. Ils sont donc intimement liés au patrimoine culturel immatériel par une volonté de conservation. Il nous semble donc important de bien définir cette notion avant de poursuivre notre étude concernant les trésors nationaux vivant.
La notion de patrimoine demeure bien difficile à définir, d’une part par l’évolution de sa signification au cours du siècle dernier, mais aussi par le fait que sa définition même dépend non seulement du contexte, mais aussi de la conceptualisation du patrimoine en question.
En Occident, la notion de patrimoine n’était, jusque très récemment, réservée qu’à la pierre (ouverture au patrimoine immatériel avec la convention de l’UNESCO en 2003). Toutefois, au Japon, nombre d’édifices estimés sur le plan historique et culturel, sont périodiquement détruits pour être reconstruits. Ainsi la notion de conservation du patrimoine semble plutôt s’accorder aux symboles et aux rites qu’à la valeur historique des matériaux qui constituent l’édifice. Il est par conséquent logique que la notion de patrimoine au Japon se rapproche d’une volonté de perpétuer l’immatériel des traditions, tout en étant capable de se moderniser.
Et c’est là que se situe toute la singularité du Japon mais aussi d’autres pays d’Asie du Sud et de l’Est comme la Corée du Sud : s’accorder à un équilibre entre tradition et modernité. Ceci se traduit notamment par l’avance de ces derniers sur la question du patrimoine immatériel. Le Japon en est un grand précurseur : il est notamment le premier dans le monde à avoir introduit la notion de patrimoine culturel immatériel dans ses textes de loi, en 1950 [Kono : 2012, 39][1]. Nous reviendrons plus loin sur les étapes qui ont concouru au choix du gouvernement japonais d’établir la notion de Trésor National Vivant.
Le premier éclaircissement qui doit être effectué afin de s’appuyer sur des bases de connaissances fiables est la différenciation du patrimoine culturel qui nous intéresse ici, de son homonyme, la somme des biens détenus par un individu lui venant de son père (pater), aussi appelée patrimoine. Il est difficile de ne pas se rendre compte de l’origine commune de ces deux définitions. « C’est en effet par la généralisation du terme de patrimoine que nous en sommes venus à y inscrire la notion de propriété commune » [Babelon : 2012, 27]. Ainsi, la différence concrète entre ces deux termes réside dans le fait que le patrimoine désigne l’ensemble des biens matériels et immatériel possédés par un seul individu, tandis que la notion de patrimoine culturel s’applique pareillement à la nation, au peuple, ou encore à l’humanité. Cette notion de patrimoine culturel s’applique à un patrimoine national construit, qui réunit l’ensemble des sites appartenant à tous les peuples du monde, sans tenir compte de leur position géographique. C’est l’organisation de l’UNESCO[2] qui en est la créatrice par une Convention datant de 1972 pour la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel.
Un cadre devenait donc nécessaire. Pour empêcher une affiliation incorrecte de ce patrimoine culturel à tout ce qui pourrait éventuellement en relever, il a été important de définir un ensemble de limites auxquelles doivent désormais se confronter les différents biens choisis pour être inscrits comme patrimoine culturel selon ces normes. La notion de patrimoine s’est largement développée, et on observe une extension progressive de celle-ci à différents domaines plus spécifiques, entraînant ainsi une classification plus représentative et ordonnée des biens culturels, qui doivent désormais répondre aux critères de sélection particuliers que suscitent ces nouvelles formes de classification. On voit apparaître de cette façon différentes catégories comprenant le patrimoine culturel matériel, le patrimoine culturel mobilier, patrimoine culturel immobilier, le patrimoine culturel subaquatique, le patrimoine naturel, ainsi que le patrimoine culturel immatériel qui nous intéresse ici. Cette évolution est en réalité le résultat des divers lieux d’influence dans le monde, et notamment le Japon pour la question du patrimoine immatériel.
L’UNESCO affirme que « les différentes traditions juridiques font que le choix du texte portant sur la création du système de Trésors humains vivants varie d’un pays à l’autre. » Dans ce travail, nous nous intéressons au Japon.
Les Japonais possèdent « une tradition fort différente de la nôtre, qui correspond à un rituel ancien et intangible dont l’écho se trouve dans la mentalité collective, […] et il ne viendrait pas spontanément à l’idée d’un Français de transformer un chanteur (même d’opéra) en “trésor national vivant”. » [Bitauld : 5]. Dans ce pays, la question de la définition et du devenir du patrimoine culturel se pose depuis sa refondation moderne à la Restauration Impériale de 1868 et l’entrée dans l’ère Meiji ; c’est aussi le cas d’autres nations dans le courant du XIXème siècle. Aussi, « la première expression, résolument moderne, de cette préoccupation prend forme le 5e mois de 1871 avec le décret “Pour la conservation des antiquités” » [Inada : 2015, 21]. Cependant, c’est la loi de 1950 sur la protection du patrimoine culturel (bunkazai hogohō 文化財保護法) adoptée suite à l’incendie du Pavillon d’Or en 1949 qui a fait apparaître pour la première fois la notion de patrimoine immatériel. Certains chercheurs soulignent également l’influence du mouvement mingei (民芸), un mouvement né dans les années 1920 dans le but de promouvoir la revalorisation de l’artisanat, dans la création de cette loi [Duran, 2016 : 252].
Cette loi vise ainsi à préserver le patrimoine culturel immatériel, le patrimoine culturel immatériel folklorique ainsi que les techniques menacées. Il est mentionné que seul ce qui possède une « grande valeur » serait protégé [Kono, 2012 : 42]. Cette mention est d’ailleurs toujours présente dans la loi actuelle, malgré les nombreux amendements qu’elle a reçus.
Avant cela, les arts traditionnels vivants étaient protégés par l’attribution du titre d’« artiste de la Maison impériale » à certaines personnes méritantes, « mais ce système sera aboli après la Seconde guerre mondiale, puis remplacé en 1955 par celui des Trésors nationaux vivants. » [Marquet, 1999 : 8]. Cependant, l’expression « Trésor National Vivant » ne fut officiellement reconnue qu’en 1993 par l’UNESCO, sous la dénomination littérale de « Trésor humain vivant » (人間国宝, Ningen Kokuhô). Depuis lors, les personnes ayant atteint un haut niveau de maîtrise dans un domaine particulier au Japon peuvent être désignées comme conservatrices des biens culturels immatériel importants (重要無形文化財保持者, Jûyô Mukei Bunkazai Hojisha) par le gouvernement japonais, sous la forme de trois types de certification.[3] Seuls ceux possédant déjà la certification individuelle (各個認定, Kakko Nintei), réservée aux personnes ayant atteint une maîtrise élevée d’un art ou d’une forme d’artisanat, peuvent aspirer à être désignés comme Trésors nationaux vivants.
Les Trésors nationaux vivants sont certifiés uniquement dans le cadre de deux domaines de biens culturels immatériels, qui sont les arts du spectacle et l’artisanat, eux-mêmes divisés en seize catégories. Ceci signifie qu’une personne possédant la maîtrise parfaite d’une pratique ne figurant pas parmi les catégories reconnues officiellement ne pourra pas être reconnue comme Trésor national vivant. D’ailleurs « en 1999, ce titre était porté par 99 personnes : 50 dans le domaine des arts du spectacle et 49 dans celui de l’artisanat d’art » [Marquet, 1999 : 8]. Outre la renommée évidente que leur apporte leur nouveau titre national, les Trésors Nationaux Vivants reçoivent chaque année du gouvernement japonais une subvention spéciale de 2 millions de yens[4], dans le but de protéger financièrement la préservation des biens culturels immatériels. Il semble donc évident que les personnes recevant ce titre demeurent très estimées au Japon, non seulement pour leur haute maîtrise d’un savoir-faire délicat qui leur vaut le respect de tous, mais aussi par leur statut de représentant des arts et techniques, qu’ils se doivent de transmettre aux générations futures, dans un intérêt commun avec l’Etat japonais.
Voyons donc maintenant ce qui nous a amenés à considérer ces ningen kokuhô comme une élite à proprement parler, par le biais d’une argumentation et d’une interprétation personnelles de ce dispositif.
Elites et Trésors Nationaux Vivants
Bien que peu d’écrits scientifiques décrivent explicitement les Trésors Nationaux Vivants comme faisant partie d’une élite, nous avons fait le choix de les considérer en tant que tels pour les raisons que nous allons exposer.
Avant de commencer notre argumentation, il nous semble nécessaire de se pencher sur la composition des élites au Japon afin d’en dégager les caractéristiques majeures. Nous nous appuierons pour cela en majorité sur l’article Les élites anciennes et nouvelles au Japon de Jean-François Sabouret. En effet, dans cet article, l’auteur dresse un portrait des « élites sociales » au Japon et considère que celles-ci sont divisées en deux catégories : l’élite moderne et l’élite traditionnelle.
La première, fondée en grande partie sur le parcours académique, est comparable à la conception occidentale. En effet, Sabouret affirme que « le Japon est marqué par la course au diplôme et le système de l’emploi repose presque entièrement sur la méritocratie et l’accession aux établissements supérieurs de renom » [Sabouret, 2005 : 38]. Ces universités d’élite (5% des universités japonaises sont considérées comme telles) furent créées au début de l’époque de Meiji 明治時代 (1868-1912), lors de laquelle le Japon renoua contact avec l’Occident et commença son processus de modernisation. Avec ces dernières vont alors naître cette nouvelle conception élitiste, en opposition avec « l’ancienne société de type féodal (avant 1868) où les professions des individus étaient liées à un statut. » [Sabouret, 2005 : 39]. L’influence occidentale y est donc clairement visible.
Les élites traditionnelles correspondent quant-à-elles selon nous à un reflet du mode de pensée asiatique. Dans cette conception, chaque profession possède sa propre élite car « cette forme d’élitisme traditionnel repose sur une connaissance intime d’un savoir ou d’une technique » [Sabouret, 2005 : 44]. Les personnes possédant cette maîtrise seraient ainsi placées en haut du système hiérarchique, les élevant au rang de personnes respectables, voir même vénérables. Cette définition n’est pas sans nous rappeler les Trésors Nationaux Vivants, que nous pouvons ainsi associer à cette catégorie d’élite. Il faut cependant noter que cette opposition entre élites moderne et traditionnelle reste contestable. En effet, l’organisation hiérarchique, notamment, se retrouve dans ces deux conceptions ce qui montre l’existence de parallèles dans leur fonctionnement.
Néanmoins, malgré l’existence de ces parallèles, nous ne pouvons affirmer que ces élites soient liées les unes aux autres. C’est d’autant plus vrai pour les Trésors Nationaux Vivants qui, œuvrant dans des disciplines multiples, représentent chacun l’élite de « mondes qui vivent côte à côte […] à la fois ouverts sur l’extérieur et très indépendants » [Sabouret, 2005 : 44]. Les Trésors Nationaux Vivants ne constituent ainsi pas une communauté à part entière mais représentent plutôt le trait d’union entre diverses petites communautés. Nous allons donc voir ce qui rassemble ces Trésors Nationaux Vivants malgré leur diversité.
Tout d’abord, l’accès au statut de Trésor National Vivant symbolise la reconnaissance de l’État. Il ne s’acquiert qu’après « un long apprentissage, de nombreuses années de maturation étant nécessaires pour parvenir à devenir un maître reconnu » [Sabouret, 2005 : 46]. Le processus administratif est d’ailleurs long et fastidieux : les demandes doivent se faire à plusieurs niveaux (local, régional et national) et il est nécessaire d’obtenir l’approbation d’un groupe d’experts indépendants avant de pouvoir être reconnu par le Ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie (MEXT) [Duran, 2016 : 251]. Ce titre n’est donc pas donné à un « maître » par ses pairs en guise de reconnaissance, mais en répondant à des critères nationaux, il représente l’importance que revêt une discipline et, à plus grande échelle, le patrimoine culturel immatériel dans son ensemble, aux yeux des Japonais.
Cette reconnaissance nationale se traduit également par les subventions qui leur sont versées, comme nous avons pu le voir précédemment. Certains se voient par ailleurs accorder la Médaille d’Honneur au Ruban Pourpre (紫綬褒章 shi-jû hoshô), une distinction récompensant notamment les personnes ayant contribué au développement des arts. On peut par exemple citer le cas de Yoshita Minori (吉田美統), un potier élevé au rang de Trésor National Vivant, récipiendaire du ruban pourpre en 2001. L’attribution de distinctions de ce rang peut justifier leur appartenance à une élite culturelle.
Toutefois, ce qui nous permet de considérer les Trésors Nationaux Vivants comme un seul groupe, c’est avant tout le partage de valeurs communes. En œuvrant pour préserver leurs disciplines respectives, ils s’attèlent tout d’abord à créer un équilibre entre tradition et modernité, comme nous le verrons plus loin avec le cas de Moriguchi Kunihiko (森口邦彦).
Cette préservation serait impossible sans la transmission de leur savoir et de leurs techniques aux générations futures [Duran, 2016 : 251]. Cette idée est intimement liée à la façon dont la société japonaise, ainsi que de nombreuses sociétés asiatiques, est organisée. En effet, « il n’y a pas, au Japon, de domaine de savoir qui n’ait sa hiérarchie et son champ et qui ne soit structuré entre les apprenants, les disciples, et les maîtres qui enseignent » [Sabouret, 2005 : 45]. Ce système maître-disciple (sensei-deshi 先生-弟子), fondé sur la tradition confucéenne, permet ainsi de perpétuer un savoir-faire, tout en permettant dans certains cas la sauvegarde de certains biens immatériels, ce qui se rapproche des objectifs fixés par la loi japonaise de 1950, ainsi que par la convention de l’UNESCO de 2003 [Kono, 2012 : 42].
Ainsi, certains s’accordent à dire que les sociétés occidentales auraient tendance à ne pas considérer ces Trésors Nationaux Vivants comme des élites. Sabouret affirme notamment que « les sociétés occidentales ont tendance à privilégier les élites méritocratiques et accordent moins d’importance aux savoirs anciens et aux élites qui les représentent. Le terme même d’élite à leur endroit en fera sourire plus d’un. On leur reconnaîtra une maîtrise technicienne, un savoir-faire, un tour de main…mais cela n’ira pas jusqu’à l’autorité que pourrait conférer un savoir abstrait, une connaissance théorique, une épistèmè. » [Sabouret, 2005 : 46].
En comparant l’idée de patrimoine immatériel en Occident et en Asie, nous pourrions même peut-être affirmer que les Trésors Nationaux Vivants, en plus d’être une élite, sont en réalité une élite purement asiatique, dont le concept commencerait à se démocratiser en Occident. En France, pays déjà influencé par la loi japonaise de 1950 et qui possède plusieurs distinctions culturelles, certaines associations commencent à attribuer le titre de « Trésor Vivant » à certains artistes et artisans, de manière non officielle toutefois. On peut par exemple citer la mise en place du « Trophée des Trésors Vivants de l’Artisanat » par une web-tv œuvrant pour la mise en valeur de l’artisanat français. Ce prix a été décerné à plusieurs artisans spécialisés dans divers domaines, comme la taille de pierre par exemple. Ainsi, si les initiatives de la sorte se multiplient, on pourrait également voir la notion de Trésor National Vivant se démocratiser en Occident.
Nous vous proposons à présent d’illustrer nos propos avec l’exemple concret d’un Trésor National Vivant du Japon.
Portrait d’un Trésor National Vivant
Dans cette élite particulière à l’Asie, le cœur de la pratique s’inspire de relations mécaniques de transmission du savoir : la relation de maître à disciple. Bien que le cas soit également observable dans la Grèce Antique, un des piliers de la fondation de la culture occidentale d’aujourd’hui, l’histoire semble avoir peu à peu effacé ce modèle au profit des sciences et des arts universels dont l’enseignement s’adresse à tous ceux qui fréquentent les salles de classe. Mais ce qui fait la singularité de l’enseignement traditionnel des arts asiatiques, c’est la persistance aujourd’hui encore du modèle de transmission « d’homme à homme » [Alessandrini : 2012], qui revêt une dimension quasi ésotérique. Car le savoir que transmettent ces maîtres ne pourrait se voir ni écrit ni généralisé.
Si, dans le cas du Japon, le gouvernement a d’un côté parié sur la « stratégie Cool Japan[5] » pour « relancer la croissance économique en valorisant l’esthétique japonaise et son identité culturelle » par les biais de « mode et design, gastronomie et mangas » , comme le mentionne Marjorie Alessandrini, spécialiste de l’Asie et des littératures de voyages dans son article sur les Trésors Nationaux vivants[6], il s’est aussi appuyé sur la reconnaissance de personnages singuliers et emblématiques du patrimoine immatériel japonais, « détenteurs de biens culturels intangibles » [Alessandrini : 2012].
Parce qu’ils sont nombreux (116 d’après le site de l’Agence de la Culture du gouvernement japonais daté de Janvier 2016, sans compter les Trésors Nationaux vivants décédés), nous ne pourrons bien évidemment pas tous les présenter.[7] Et bien que chaque ningen kokuhô que nous avons pu étudier mériterait de figurer dans ce travail, nous avons arbitrairement sélectionné l’un d’entre eux afin de pouvoir nous attarder sur plus de détails : Moriguchi Kunihiko 森口邦彦, spécialiste de la technique yûzen (ou yûzen zome 友禅染) de teinture sur kimono. Nous l’avons notamment choisi pour son engagement et sa présence dans l’actualité française ces dernières années.
Moriguchi Kunihiko森口邦彦, artiste yûzen (友禅)
Comme il raconte sûrement mieux sa propre histoire que quiconque, nous nous appuierons ici sur divers entretiens de l’artiste avec les médias français, en particulier celui avec Philippe Pons pour le quotidien Le Monde, ainsi que l’émission BFM TV du 21 Novembre 2016[8]. Nous nous appuierons également sur des notes prises par nos soins lors d’une exposition temporaire de kimono au Musée des Arts Asiatiques de Nice en Mai 2015, qui proposait entre autres certaines œuvres de cet artiste.
Moriguchi Kunihiko a récemment attiré l’attention des Français avec l’exposition d’une partie de son œuvre à la Maison de la Culture de Paris en novembre 2016. Nommé Trésor National Vivant en 2007, il est l’un des représentants de la technique dite du yûzen zome (友禅染) pratiquée depuis le XVIIème siècle à Kyoto, et qui reprend le nom d’un célèbre peintre sur paravents dont les motifs combinaient toutes les techniques de l’époque [Moriguchi : BFM TV 2016]. Moriguchi tient son enseignement de son père, lui-même Trésor National, ce qui démontre la qualité des techniques transmises par ces derniers.
Agé de 75 ans, Il raconte à Philippe Pons comment de jeune étudiant manifestant contre les Américains il en est venu à découvrir la peinture française. Ne voulant succéder à son père, il part étudier à l’Ecole Nationale des Arts Décoratifs de Paris en 1963, dont il sort troisième de sa promotion en 1966 [Pons : 2016]. Il finit toutefois par comprendre l’importance de la transmission, retourne au Japon et commence à travailler dans l’atelier de son père. Moriguchi craint de ne pouvoir lui succéder dignement. Mais son père lui explique ce qui selon nous résume le statut de Trésor National Vivant : « Compare mon travail avec celui de mon maître : je m’en suis écarté. Il n’y a pas de filiation dans la création » [Pons : 2016]. En effet l’entretien de ce que nous avons voulu considérer comme une élite culturelle ne passe pas par un grand réseau de relations comme pour la plupart des élites, mais par des dizaines de petites communautés isolées dont la responsabilité tient dans la transmission, mais aussi dans l’édifice d’un patrimoine intangible que le Japon reconnaît comme un tout, sous le terme de ningen kokuhô.
De cette manière Moriguchi explique lors de son interview sur BFM TV comment tradition et modernité sont nécessaires à l’appropriation et la transmission des techniques : « ce n’est pas le genre de succession que l’on s’imagine, bien sûr il y a des rites et des coutumes à suivre, mais tout en les acceptant je vais essayer d’être créatif dans la transmission de mes mains » [Moriguchi : BFM TV 2016]. Ceci montre tout à fait comment un Trésor National devient un nœud d’équilibre entre conservation et évolution des techniques. Nous sommes bien dans le cas d’une élite dont chaque engrenage ne constitue pas un tout, une communauté, mais plutôt un chemin indépendant vers la transmission d’un fait culturel renommé.
Il exprime à la fin de son interview son amour pour l’esthétique féminine : « c’est un travail pour embellir la femme, et c’est l’unique raison pour laquelle j’adore de métier. ». Il estime que son titre de Trésor National est « une grande responsabilité, celle de transmettre mon métier à une autre personne » [Moriguchi : BFM TV 2016]. Et lorsqu’on lui demande pourquoi il peint sur des kimono, il répond : « Parce que, dans la confection d’un kimono, on est tour à tour peintre, teinturier, sculpteur façonnant le corps de la femme. Mais aussi cinéaste quand le kimono est emporté par le mouvement de celle-ci. Un kimono n’est qu’un simple objet. Mais, quand il est porté, le dessin s’anime, la dynamique du corps le transfigure. Les motifs s’étirent et se contractent. Souvent, je suis moi-même surpris du résultat » [Pons : 2016].
Concernant sa technique, nous avons pu voir à plusieurs reprises comment rigueur et précision sont des points essentiels à son art : les motifs sont imaginés puis arrangés et réarrangés afin de pouvoir s’accorder dans une harmonie parfaite une fois le kimono porté. Pour ce faire Moriguchi Kunihiko travaille tout d’abord ses motifs sur du papier, puis le tord dans tous les sens et recommence jusqu’à trouver la perfection qu’il recherche. Il participe ensuite à la reproduction de son esquisse sur le tissu de soie du futur kimono, par une vingtaine d’étapes dont les grandes lignes sont le traçage des motifs dont les contours sont ensuite protégés à l’aide d’une pâte réalisée avec de la poudre de riz, la teinture à la brosse puis le rinçage à l’eau, avant de laisser sécher pendant presque deux mois. Viennent enfin les coutures qui apporteront la touche finale au tableau de soie. Moriguchi utilise de nombreux ingrédients dont des solutions à base de soja, de la pâte de caoutchouc ou encore diverses préparations avec de la poudre de riz.
Aujourd’hui, bien que comme il l’explique à Philippe Pons, il accorde de l’importance à habiller les femmes de son œuvre, la plupart de ses œuvres sont exposées dans des musées. Mais Moriguchi ne déplore pas pour autant que ses kimono, littéralement « choses portées » ne le soient pas car ceux-ci peuvent alors « diffuser des images à plusieurs personnes » [Moriguchi : BFM TV 2016].
A travers le cas de Moriguchi Kunihiko, nous avons donc vu comment pouvait se caractériser la vie et la pensée d’un artiste Trésor National produisant une œuvre matérielle. En effet ce dernier porte haut les valeurs communes aux Trésors Nationaux Vivants et reflète ainsi parfaitement ce que nous avions voulu démontrer dans ce research paper, à savoir que les artistes et artisans passés maîtres dans leur discipline incarnent une élite à part entière au Japon.
Conclusion
Avec l’étude des Trésors Nationaux Vivants, nous avons pu identifier l’avance du Japon en matière de reconnaissance du patrimoine immatériel. En effet, la loi de 1950 a pu servir de précurseur aux notions défendues en 2003 par l’UNESCO.
Il nous est apparu légitime de classer ceux-ci en une élite à part entière, mais d’un genre nouveau : une toile de communautés singulières d’artistes tissée par l’Etat japonais par le biais de l’éloge et de la reconnaissance. En outre, les Trésors Nationaux s’accordent à défendre des valeurs communes, à savoir le respect de la tradition par la création, mais aussi la transmission de leurs techniques.
Leur valorisation au rang de gardiens du patrimoine japonais leur apporte rapidement une certaine renommée, parfois internationale comme a pu nous avons pu le montrer dans le cas de Moriguchi Kunihiko, ainsi que la responsabilité de sauvegarder la culture traditionnelle nippone par l’enseignement.
La notion de Trésor National Vivant n’étant encore reconnue officiellement qu’en Asie, il nous a paru normal de qualifier cette élite comme purement asiatique, bien que dans un second temps le concept semble s’exporter peu à peu en Occident, au travers notamment d’associations et de distinctions.
Le progrès en matière de reconnaissance du patrimoine immatériel étant encore très récent en Occident, il ne nous reste plus qu’à observer comment le modèle japonais pourra ou non s’y développer, et ainsi chercher à montrer que le partage d’influence entre Occident et Asie se déploie dans les deux sens.
Notes
[1] « It was Japanese Law that adopted the notion of the intangible cultural property as a legal notion for the first time in the world » [Kono, 2012 : 39]
[2] L’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) est une institution spécialisée de l’Organisation des Nations Unies (ONU) créée le 16 novembre 1945 à la suite des dégâts et des massacres de la Seconde Guerre mondiale, par les représentants de 37 pays.
[3] « Il appartient à chaque État membre de choisir un titre approprié pour désigner les détenteurs de connaissance et savoir-faire, le titre de « Trésor humain vivant » proposé par l’UNESCO étant indicatif », Directives pour l‘établissement de systèmes nationaux de « Trésors humains vivants », consulté le 2 avril 2017
[4] “Intangible Cultural Properties”, Agency for Cultural Affairs, Government of Japan, URL: consulté le 13 avril 2017
[5] « ”Cool Japan“ (クールジャパン), est un concept inventé en 2002 pour exprimer le statut émergeant du Japon en tant que superpuissance culturel », https://fr.wikipedia.org/wiki/Cool_Japan
[6] Marjorie Alessandrini, « Les trésors vivants, gardiens de l’âme japonaise et assurance sur le futur », le 8 mars 2012, dans son blog « Impressions d’Asie » de la revue en ligne du Nouvel Obs, consulté le 9 avril 2017
[7] Document de l’Agence de la Culture du Gouvernement japonais concernant les trésors nationaux, consulté le 9 avril 2017
[8] Philippe Pons, « Kunihiko Moriguchi, peintre de kimonos, s’expose à Paris », Le Monde, 2016 ; Goûts de Luxe Paris, présenté par Karine Vergniol, BFM Business, 2016 http://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/le-talent-du-jour-kunihiko-moriguchi-artiste-japonais-2111-887227.html
Bibliographie
Ouvrages et articles en ligne
Aikawa-Faure Noriko et others, « Excellence and authenticity :’Living National (Human) Treasures’ in Japan and Korea. », International Journal of Intangible Heritage, 9, 2014, p. 37–51.
Alassimone Catherine, « Protection du patrimoine intangible et politique culturelle au Japon », Bordeaux 3, 1999.
Babelon Jean-Pierre et Chastel André, La notion de patrimoine, Liana Levi, 2012.
Blotiere B., « Shimizu Uichi : Un céramiste japonais Trésor national vivant », L’Estampille. L’objet d’art, 306, 1996, p. 8082.
Bourdier Marc, « Le mythe et l’industrie ou la protection du patrimoine culturel au Japon », Genèses, 11-1, 1993, p. 82110.
Durán Francisco de Borja González, « Tesoros vivos japoneses: contexto e instrumentalización », Aconcagua Libros, 2016.
Guth Christine M. E., « Kokuhō: From Dynastic to Artistic Treasure », Cahiers d’Extrême-Asie, 9-1, 1996, p. 313322.
Inada Takashi, « L’évolution de la protection du patrimoine au Japon depuis 1950 : sa place dans la construction des identités régionales », Ebisu. Études japonaises, traduit par Laurent Nespoulous, 52, 20 septembre 2015, p. 2146.
Kono Toshiyuki, The Basic Principles of the Convention for Safeguarding of Intangible Heritage: A Comparative Analysis with the Convention for Protection of World Natural and Cultural Heritage and Japanese Law, Rochester, NY, Social Science Research Network, 2012.
Logan William, Kockel Ullrich et others, A companion to heritage studies, John Wiley & Sons, 2015, vol.15.
Maraini Fosco, « Review of The Living Treasures of Japan », Monumenta Nipponica, 29-4, 1974, p. 495496.
Marquet Christophe, « Conscience patrimoniale et écriture de l’histoire de l’art national », Patrimonial Consciousness and Writing of the National Art History), in Claude Hamon and Jean-Jacques Tschudin, La Nation en marche, 1999.
Ogino Masahiro, « La logique d’actualisation. Le patrimoine et le Japon », Ethnologie française, 25-1, 1995, p. 5764.
Pottier Christophe, « Japon. Notes sur la protection patrimoniale au Japon », Bulletin de l’Ecole française d’Extrême-Orient, 82-1, 1995, p. 339351.
Pronko Leonard C., « Learning Kabuki: The Training Program of the National Theatre of Japan », Educational Theatre Journal, 23-4, 1971, p. 409430.
Sabouret Jean-François, « Les élites anciennes et nouvelles au Japon », Revue internationale d’éducation de Sèvres, 39, 1 septembre 2005, p. 3746.
SEIDEL Anna, « KOKUHŌ: NOTE À PROPOS DU TERME “TRÉSOR NATIONAL” EN CHINE ET AU JAPON », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, 69, 1981, p. 229261.
Siegenthaler Peter, « The Ningen Kokuhô: A New Symbol for the Japanese Nation.” », Andon: Shedding Light on Japanese Art, 62, 1999, p. 3–16.
Thornbury Barbara E., « National Treasure/National Theatre: The Interesting Case of Okinawa’s Kumi Odori Musical Dance-Drama », Asian Theatre Journal, 16-2, 1999, p. 230247.
Webographie
Agency for Cultural Affairs, Government of Japan, « Intangible Cultural Properties », URL : http://www.bunka.go.jp/english/policy/cultural_properties/introduction/intangible/, consulté le 13 avril 2017
Agency for Cultural Affairs, Government of Japan, « Measures », URL : http://www.bunka.go.jp/english/policy/cultural_properties/overview/, consulté le 13 avril 2017
Artsy, « Contemporary Living National Treasures | Onishi Gallery », URL : https://www.artsy.net/show/onishi-gallery-contemporary-living-national-treasures, consulté le 13 avril 2017
BFM Business, « Le Talent du jour: Kunihiko Moriguchi, artiste japonais », le 21 novembre 2016, URL : http://bfmbusiness.bfmtv.com/mediaplayer/video/le-talent-du-jour-kunihiko-moriguchi-artiste-japonais-2111-887227.html, consulté le 9 avril 2017
Cigale TV, « Trésor Vivant de l’Artisanat 2014 : Le palmarès », URL : http://www.cigaletv.com/Tresor-Vivant-de-l-Artisanat-2014-Le-palmares_a815.html, consulté le 13 avril 2017
Culturez-vous, « Kunihiko Moriguchi : un trésor national vivant à la Maison de la Culture du Japon à Paris », le 21 novembre 2016, URL : http://culturezvous.com/kunihiko-moriguchi-maison-culture-japon-paris/, consulté le 9 avril 2017
Ecole Boulle, « Rencontre avec un Trésor National Vivant, Kunihiko Moriguchi », le 15 mai 2015, URL : http://www.ecole-boulle.org/articles/2246/rencontre-avec-un-tresor-national-vivant-kunihiko-moriguchi, consulté le 9 avril 2017
Impressions d’Asie – Le Nouvel Observateur, « Les trésors vivants, gardiens de l’âme japonaise et assurance sur le futur », le 08 mars 2012, URL : http://litterature-asiatique.blogs.nouvelobs.com/archive/2012/03/07/tresors-vivants.html, consulté le 9 avril 2017
Le Monde, « Kunihiko Moriguchi, peintre de kimonos, s’expose à Paris », le 14 novembre 2016, URL : http://www.lemonde.fr/m-styles/article/2016/11/14/kunihiko-moriguchi-peintre-de-kimonos-s-expose-a-paris_5030729_4497319.html, consulté le 9 avril 2017
Maison de la Culture du Japon à Paris, « Kunihiko Moriguchi », URL : http://www.mcjp.fr/fr/agenda/kunihiko-moriguchi, consulté le 9 avril 2017
Marc Petitjean, « Trésor Vivant », 2012, URL : http://www.marcpetitjean.fr/films/tresor-vivant/, consulté le 9 avril 2017
Paris Match, « Artisanat. Les Trophées des Trésors Vivants », URL : http://www.parismatch.com/Vivre/Art-de-vivre/Artisanat-Les-Trophees-des-Tresors-Vivants-157871, consulté le 13 avril 2017
SFGate, « Treasures of Japan — Its Living Artists », URL : http://www.sfgate.com/books/article/Treasures-of-Japan-Its-Living-Artists-2928110.php, consulté le 13 février 2017
UNESCO, « Encouraging transmission of ICH : Living Human Treasures – intangible heritage », URL : http://www.unesco.org/culture/ich/en/living-human-treasures, consulté le 13 février 2017
Wikipedia, « Cultural Property (Japan) », URL : https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Cultural_Property_(Japan)&oldid=774344741, consulté le 12 avril 2017
Wikipedia, « Intangible Cultural Property (Japan) », URL : https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Intangible_Cultural_Property_(Japan)&oldid=774898094, consulté le 12 avril 2017
Wikipedia, « Living National Treasure (Japan) », URL : https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Living_National_Treasure_(Japan)&oldid=741744153, consulté le 12 avril 2017