Élites impériales et écoles religieuses Tendai et Shingon à l’époque classique de Heian (794-1185)
Auteures: Bérangère HAMEL, Marine SAGET
Introduction
Bien que le terme « élite » se rattache à plusieurs domaines, il nous était judicieux d’en faire une recherche à part entière dans le Japon Ancien. Pour être plus précise, au temps de Heian Heian jidai,平安時代, grande période qui s’étend de 794 à 1185. Cette époque a connu un vif essor au niveau des élites impériales : empereurs, régents, nobles et empereurs retirés avec des réseaux d’élites, à savoir les deux nouvelles écoles bouddhiques Tendai 天台宗 et Shingon 真言宗. Or, dans quels buts la Cour entretenait-elle des liens étroits avec ces écoles du Bouddhisme des Montagnes sangaku bukkyô 山岳仏教 aux rites mystico-religieux ? Quels étaient les impacts sur la politique, la rivalité au pouvoir ? Et comment certains moines sont-ils parvenus à atteindre un tel niveau de richesse spirituelle et d’influence pour être considérés comme de véritables figures de culte ? Nous consacrerons la première partie de cette étude à la puissante école Tendai 天台宗 « le Plateau Céleste » importée de Chine par le vénérable Saichô 最澄. Puis, nous nous intéresserons à l’autre grande secte de l’époque, celle de « la Vraie Parole » Shingon 真言宗 fondée par le mythique Kûkai 空海. Enfin, nous nous pencherons sur les diverses rivalités entre les élites au cœur de la Cour, des Empereurs Retirés et l’éclatement des écoles en plusieurs branches.
Saichô, fondateur de l’école Tendai au mont Hiei
L’emblématique Saichô 最澄 (767-822)
Né le 15 septembre 767 dans la province d’Omi 近江国 à Furuchi-gô, ce personnage se nommait tout d’abord Mitsu no Obito Hirono 三津首広野. Son père, Mitsu no Obito Momoe 三津首百枝, était le descendant du dernier empereur chinois de la dynastie Han. Sa mère portait le nom des Fujiwara. Très tôt, à douze ans Saichô est initié au bouddhisme. Doté d’un esprit très brillant il gravit rapidement les échelons. Il entre au Daian-ji 大安寺, l’un des sept temples de Heijô-Kyô 平城京, ancien nom de Nara, où il étudie sous l’autorité du moine Gyôhyô 行表 (722-797). C’est à l’âge de quatorze ans qu’il prend la tonsure et reçoit le nom de Saichô 最澄 « le plus pur ».
En 785, il entre au Tôdai-ji 東大寺[1] de Nara奈良 et reçoit les ordinations complètes. Peu de temps après son arrivée au temple, Saichô, insatisfait des six écoles bouddhiques rokushû 六宗 et intrigué par « le pré-Tendai » se retire seul au Hieizan 比叡山, montagne située au nord-est de Kyôto. Il se bâtit un ermitage et « il se consacre à la pratique du zen et étudie le Kegon. Il découvre les premiers écrits Tendai apportés au Japon par Ganjin 鑑真 (688-763) qui confirment sa croyance dans le sutra du Lotus et pour lesquels il se passionne ».
En 794 l’empereur Kanmu 桓武天皇 (737-806) décide de déplacer la capitale à Heian-Kyô 平安京. Ceci dit, il est vrai qu’entre 784 et 794 la Cour Impériale traverse un tourbillon de calamités qui s’acharnent sur elle, l’incitant à changer plusieurs fois la capitale de lieu, notamment une série de décès dans la Maison Impériale due aux Courroux des Dieux Tatari 祟, qui se manifestent par les esprits vengeurs gôryô 御霊 de princes et empereurs morts dans des conditions très brutales (suicides, assassinats), provoquant alors sécheresses, disettes, inondations et épidémies… En somme, une profonde souillure entache la Maison impériale.
Pour éviter alors tout fléau néfaste et garantir « Paix et Sérénité » à Heian-Kyô平安京, l’empereur Kanmu ordonne à Saichô d’établir un sanctuaire sur le mont Hiei, le Hiyoshi Taisha 日吉大社. Ce grand sanctuaire où trône la statue du Singe protecteur de la capitale et de la montagne est situé au nord-est, zone dite Kimon 鬼門 « la porte des démons ». En effet, le Japon, à l’école de la Chine, a adopté le modèle de « construction en damiers » de Ch’ang-an, ainsi que les croyances en la géomancie chinoise. Selon celle-ci le nord-est est la direction par laquelle se faufilent les mauvais esprits. Saichô est pour ainsi dire le premier à mêler bouddhisme et shintoïsme, shinbustu神仏.
Kanmu et Saichô entretiennent une solide entente et alliance. « En 802 Saichô est invité à Kyôto à donner des cours au Takaosan-ji. Il y expose la doctrine de Zhiyi[2] à des moines éminents des écoles Kegon 華厳宗, Sanron 三論宗, Hossô法相宗 et autres, qui représentent les sept temples principaux de Nara. Cet événement lui vaut une certaine renommée, ainsi que le soutien de l’empereur Kanmu, et rehausse grandement le prestige de la doctrine de Zhiyi ». Ce sont les trois grands traités, Tendai sandaibu 天台三大部.
Saichô est considéré comme l’un des pionniers dans l’histoire du bouddhisme japonais puisqu’il est le premier à se démarquer des six sectes bouddhiques de Nara (Hossô 法相宗 Kegon 華厳宗, Ritsu律宗, Jôjitsu 成実週, Sanron 三論宗 et Kusha 倶舎宗qui ordonnent les moines selon les préceptes du petit véhicule (hinayana) pour fonder une école rattachée au grand véhicule mahayana où il est dit dans le Sutra du Lotus Hokke Kyô 法華経 que tous les êtres vivants possèdent la Nature du Bouddha et peuvent ainsi parvenir, sous certaines conditions, à l’Éveil satori 悟り. En 797 il devient notamment chapelain impérial naigubu 内供奉 dont le but est de prier pour le bien-être de l’empereur. Les naigubu sont limités au nombre de dix, ce qui lui vaut une place prestigieuse. Saichô et son monastère Hieizan-ji 比叡山寺prennent un essor fulgurant après son voyage en Chine.
Sous le décret de l’Empereur Kanmu, Saichô, soutenu par Wake no Hiroyo 和気広世, obtient la permission de faire partie de la deuxième ambassade en Chine pour aller se former plus amplement aux doctrines du Tendai. En 804 il embarque accompagné de son interprète Gishin 義真 (781-833) sur le deuxième bateau, tandis qu’un autre personnage éminent de l’époque, un certain Kûkai 空海 (774-835), est à bord du premier navire. Sur les quatre embarcations, seules les deux premières parviennent sur le continent asiatique saines et sauves. Le septième patriarche, Tao Sui 道邃 (jap. Dôsui) enseigne à Saichô la doctrine du Tendai. Il effectue même un pèlerinage sur le mont Tian Tai 天台山 pour rendre hommage au fondateur Zhiyi. Peu de temps avant son retour au Japon, un maître de l’ésotérisme Shingon, Shunxiao 順曉 (jap. Jungyô) l’initie au mikkyô 密教. Enfin, Tao Sui lui confère au troisième mois lunaire de 805 les « préceptes parfaits et immédiats » endonkai 円頓戒.
Au sixième mois de 805, Saichô est de retour au Japon. Il présente alors à l’empereur sa moisson d’objets de culte ainsi que les innombrables textes recopiés durant son séjour. « Le prestige que lui valait le voyage en Chine lui permit d’obtenir une reconnaissance de faits du Tendai-shû comme école indépendante, en obtenant notamment en 806 (Daidô 1大同1) de pouvoir ordonner deux moines ». Ainsi l’école de Saichô est reconnue officiellement le premier mois lunaire de 806 et grandit en influence.
Or, cette même année, marquée par le décès de Kanmu, le Tendai va rencontrer quelques difficultés à survivre. Saichô voit son succès s’estomper. L’empereur Heizei平城天皇(785-806), fils héritier de Kanmu, effectue une règne plutôt bref et ne le soutient guère. Malade, il abdique et cède le trône à son frère Saga嵯峨天皇 (786-842). Au moment où celui-ci arrive au pouvoir, son intérêt se porte largement pour l’école Shingon et il sympathise avec l’érudit Kûkai 空海revenu de Chine.
Saichô voyage alors dans le Kyûshû 九州 et dans l’est du Japon afin d’y propager ses enseignements. Puis il regagne son monastère au Hieizan 比叡山 en 816. Sa forte volonté de créer une estrade d’ordination kaidan戒壇 indépendante de celles des écoles de Nara cause des tensions au sein de ces dernières, jusqu’à même provoquer une polémique avec Tokuitsu 得一 (718-7742), l’un des principaux bonzes de la branche Hossô. La Cour très hésitante lui refuse à maintes reprises sa requête. Saichô ne baisse pas les bras et continue d’envoyer des pétitions.
Le 4 juin 822 (Kônin 13弘仁 13) Saichô s’éteint à l’âge de cinquante-six ans. L’empereur Saga compatit et une semaine après le trépas de ce grand fondateur, l’estrade d’ordination Kaidan-in 戒壇院 voit enfin le jour. Le monastère Hieizan-ji 比叡山寺est rebaptisé l’année suivante Enryaku-ji延暦寺 « Temples de l’ère Enryaku », années correspondantes au règne de l’empereur Kanmu. L’ère Enryaku 延暦 s’étend de 782 à 806. Saichô est le premier moine à recevoir le titre honorifique de « Grand Maître » : daishi 大師. En outre, l’empereur Seiwa清和天皇 (850-880) lui attribue en 866 le digne nom posthume de Dengyô Daishi 伝教大師, « Le Grand Maître de la Transmission des Enseignements ».
Nouvelle vague du Tendai: les Jimon face aux Sanmon
Le Xe siècle est marqué par la scission du Tendai. Les querelles ne concernent pas directement les deux grands patriarches Ennin 円仁 et Enchin円珍 mais la confrontation entre leurs partisans respectifs. On dénomme alors deux branches distinctes : les Sanmon 山門派 « branche de la montagne » où les fidèles d’Ennin restent au Hieizan, tandis que les Jimon 寺門派 « branche du temple » prennent place au pied du mont Hiei 比叡山 au temple Onjô-ji 園城寺, aussi connu sous le nom de Miidera 三井寺. Pour expliquer ce phénomène, il nous faut tout d’abord remonter dans le temps.
Ennin 円仁 (794-864) est considéré comme le troisième patriarche de l’école Tendai et porte le nom posthume de Jikaku Daishi 慈覚大師 « Grand Maître à l’éveil compatissant ». Né dans le district de Tsugu dans la province de Shimotsuke, il est issu d’une famille du nom de Mibu. En 805 (Daidô 3 大同 3 ) il monte au mont Hiei pour étudier la doctrine Tendai sous la direction de Saichô à l’âge de 21 ans avant de recevoir en 816 (kônin 7弘仁7) les Défenses Complètes au Tôdai-ji. Ennin consacre beaucoup de son temps à étudier plus particulièrement l’ésotérisme mikkyô 密教 et le zen 禅.
Après deux tentatives en 836 et 837 il embarque enfin pour la Chine l’année suivante (Jôwa 5 承和5) ambassade ménée par Fujiwara no Tsunetsugu 藤原種継 (737-785). Il enchaîne une série de visites dans les montagnes. Dans un premier temps il arrive au Shandong 山東 (jap. Santô), puis au Wutaishan 五台山 (jap. Godai-san) où se développent le Tendai, le zen, l’ésotérisme et l’école de la Terre Pure. Il approfondit ses connaissances sur l’ésotérisme au monastère de Qinglong (jap. Seiryô-ji), lieu déjà visité par Kûkai. À partir d’octobre 840 il étudie le mikkyô durant cinq ans et s’intéresse également aux mandala.
En 847 (jôwa 14 承和 14) Ennin retourne au Japon et présente à la Cour tout un éventail de textes bouddhiques surtout liés à l’ésotérisme, ainsi que des objets de culte. En outre, l’année suivante on lui confère le titre de « Maître de la Loi » dentô dai hossho. Le journal de bord d’Ennin où il relate son voyage dans l’Empire du Milieu est bien connu des historiens. Ennin, attaché aux valeurs des enseignements de son maître Saichô 最澄, continue à développer la puissance du Tendai天台, lance de nouvelles édifications de bâtiments et ajoute à la doctrine une touche d’ésotérisme, le Taimits u台蜜. « Ennin peut assurer à sa secte un prestige qui avait risqué d’être éclipsé par celui de la secte Shingon 真言宗fondée par Kûkai 空海 qui avait gagné les faveurs de la classe aristocratique ».
Enchin 円珍 (814-891) est le cinquième patriarche de l’école Tendai. Originaire du village de Kanakura 金倉町district de Naka province de Sanuki 讃岐, il est né d’un père de la famille Wake和気 et une mère de la famille Saeki 佐伯, nièce de Kûkai 空海. À quatorze ans, Enchin arrive au Hieizan à la suite de son oncle paternel, le moine Nintoku 仁徳. Ennin devient le disciple de Gishin 義真 (781-833) et à 19 ans se fait ordonner moine. Il s’adonne durant 12 ans aux pratiques rigoureuses de concentration comme le veut la règle avant de participer à des révoltes contre la doctrine jugée insatisfaisante pour parvenir à l’éveil. En 847 il devient aumônier de la cour et accède notamment au titre de Grand maître de la Loi dentô daihôshi 伝燈大法師.
En 853 il embarque pour la Chine, s’arrête d’abord à Fuzhou où il apprend le sanskrit avec un moine indien nommé Prajnatara. Ensuite, il se rend au mont Tiantai dans le but d’effectuer un pèlerinage jusqu’à la tombe du fondateur Zhiyi. Il étudie notamment les pratiques de la méditation et du zen. Puis, à Chang’an il se forme aux techniques d’onction kanjo par le successeur de Hui-Kuo 恵果 (jap. Keika) qui avait été l’initiateur de Kûkai. De retour en 858 au Japon il ramène lui aussi de nombreux textes sacrés et objets de culte. Il est nommé prêtre au Sannô-in山王院, temple situé au pied du mont Hiei où l’on vénère le kami protecteur de la montagne. Il se rend fréquemment à la cour où l’on apprécie sa doctrine et fait même des onctions aux courtisans ainsi qu’à l’empereur Seiwa 清和天皇.
En 866 il devient le chef de l’Onjô-ji et sollicite la transformation en un centre pour l’ésotérisme. La même année, il devient le cinquième patriarche de l’Enryakuji, zasu 座主. Les disciples d’Ennin, troisième patriarche du Tendai, n’acceptent pas ce choix. Enchin accumule les grands titres : Hôkyô 法橋 « pont de la loi », puis Hôgen 法眼 « œil de la loi » et enfin à son décès on lui attribue le statut d’Ajari 阿闍梨 « maître spirituel ». Il a pour nom posthume Chisho Daishi 智証大師.
Déjà en 970 des tensions ont émergé entre les deux groupes. En 993 (Shôryaku 4正暦 4) la lignée d’Enchin, outragée, décide de lancer une attaque. Un bonze nommé Kaisan (963-1053) mène une troupe armée d’une centaine de moines et brûle le Sekizanzen-in赤山禅院, temple dédié à la mémoire d’Ennin. En retour, les partisans d’Ennin descendent de la montagne pour ravager les salles de culte et d’habitation de leurs rivaux. Ces désaccords entraînent des incendies répétitifs entre les deux lieux. Ainsi, cette année marque le début de la scission officielle du Tendai en deux branches distinctes : les Sanmon 山門派 « branche de la montagne » et les Jimon 寺門派 « branche du temple ». Les deux branches accentuent leurs études sur l’ésotérisme, mais d’une manière différente. Malgré ces tumultes, chaque lignée continue d’entretenir des liens étroits avec les aristocrates et les membres de la Cour.
S’il y a bien un lieu emblématique proche de Kyôto, c’est certainement le mont Hiei et son imposant Enryaku-ji. Le Tendai est pour ainsi dire le point de départ de nombreuses écoles religieuses. Son surnom est « le berceau du bouddhisme japonais ». En effet, les charismatiques bonzes Nichiren日蓮 (1222-1282), Hônen法然 (1133-1212), Shinran 親鸞 (1173-1263), Eisai 栄西 (1141-1215) et Dôgen 道元 (1200-1253) sont tous passés par ce monastère. Ils ont effectué leur cycle d’études de douze ans, tradition qui renvoie aux douze longues et douloureuses années endurées par Saichô. Sceptiques de l’efficacité du Tendai pour parvenir sur le chemin de l’Éveil, ils prennent les éléments qui leur semblent les plus pertinents et en fondent leur propre doctrine. Mais il convient dès à présent de s’intéresser à l’autre figure mythique de l’époque : le Mystique Kûkai.
Kûkai et l’école Shingon sur le mont Kôya
Le Mystique Kûkai 空海 (774-835)
Le fameux Kûkai, prénommé Mao à l’époque, voit le jour dans la province de Sanuki dans la ville de Zentsûji (善通寺市) le 15 juin 774. Son père, Tagimi, du clan des Saeki, appartient à la noblesse provinciale. Au lieu d’entrer au clergé très tôt comme Saichô, Kûkai étudie le confucianisme chez lui dès son plus jeune âge. À quatorze ans, accompagné de son oncle, Ato no Ôtari (阿刀大足), il part à la capitale poursuivre ses études. À l’âge de dix-sept ans, il réussit brillamment l’examen d’entrée au collège gouvernemental de Heijo-Kyô pour étudier plus amplement le confucianisme. Ses proches nourrissent donc l’espoir de le voir devenir haut fonctionnaire, poste très envié à l’époque pour la richesse, le pouvoir et la renommée qui l’accompagnent. Doté d’un esprit brillant, Kûkai se démarque tout de suite et émerge parmi ses pairs en tant qu’élément très prometteur.
Cependant, il prend la décision d’abandonner ses études pour se consacrer à la pratique du bouddhisme avec des ascètes non reconnus du clergé, ainsi que du gouvernement, laissant derrière lui les promesses de gloire et de richesse. Sa rencontre avec le prêtre Gonzô (勤操) est probablement pour beaucoup dans ce choix. Kûkai se retire donc dans l’île de Shikoku afin de se dévouer à la pratique bouddhiste et visite les montagnes sacrées, ainsi que de nombreux temples afin d’en retirer des pouvoirs spirituels. Le but de Kûkai n’est néanmoins pas, comme la majorité des ascètes de l’époque, de développer des pouvoirs spirituels pour ensuite rentrer dans un des grands temples bouddhistes, mais au contraire de simplement vivre en suivant la Voie la plus pure établie par Bouddha. Il ne rêve pas des honneurs décernés à certains moines dans les temples et monastères de renom. Il semble que pendant sa retraite dans le Shikoku Kûkai soit entré en contact avec le Dainichi-kyô (Sutra du Bouddha Suprême 大日経), le texte majeur de la future école du bouddhisme Shingon établie par lui-même.
En 804, le jeune Mao prend officiellement le nom de Kûkai (Océan de Vacuité 空海) lorsqu’il prononce ses vœux et entre en religion comme novice au Tôdai-ji (東大寺). Il y reçoit tous les enseignements pour devenir un moine officiellement reconnu. Cette même année, afin d’étudier le bouddhisme à ses sources, Kûkai se joint à l’ambassade officielle vers la Chine des Tang menée par Kadonomaro du clan des Fujiwara. Bien qu’il embarque dans la même flotte que Saichô, il se trouve dans un navire différent. À son arrivée à Chang ‘an, la capitale des Tang, il rencontre le grand maître chinois Hui kuo qui lui prodigue de précieux enseignements sur le bouddhisme ésotérique et notamment sur le Royaume de Diamant (kongôkai 金剛界) et sur le Royaume de la Matrice (taizokai 胎蔵界). Il reçoit également de Hui-kuo, qui meurt peu de temps après, le titre de Denbô ajari (伝法阿闍梨) ou de « Maître du Bouddhisme Ésotérique habilité à initier autrui ». De plus, Hui-kuo donne à Kûkai nombre de textes sacrés du bouddhisme ésotérique très prisés par la suite, y compris des disciples de Saichô, ainsi que des reliques et autres objets rituels. Il rencontre également des prêtres indiens, ce qui lui permet d’étudier également la langue sanskrite et l’hindouisme.
À son retour sur l’archipel en 806, Kûkai connaît des difficultés car il n’est pas dans les bonnes grâces de l’empereur de l’époque, Heizei, Heizei-tennô 平城天皇 (r. 785-806). L’oncle de Kûkai ayant été un des conseillers du jeune frère de l’empereur Heizei, ce dernier se méfie de Kûkai, pensant qu’il doit probablement être plein de rancune après son accession au trône à la place de son frère. En effet, en 807, l’empereur Heizei avait condamné son jeune frère, le prince Iyo, à la mort pour avoir soi-disant ourdi un complot contre sa personne. Pensant que Kûkai doit être proche du prince Iyo, il n’a donc pas le droit de résider à la capitale dans le but de prévenir un éventuel complot.
Par la suite, en 809, avec l’accession au trône de l’empereur Saga, Saga-tennô 嵯峨天皇 (r. 809-823), Kûkai se voit accorder l’entrée dans la capitale et s’installe au Takaosan-ji (高尾山寺), un temple de la banlieue nord. En effet, Kûkai établit au cours de sa vie une amitié solide avec l’empereur Saga grâce à ses talents littéraires et sa grande connaissance des classiques chinois. Kûkai est également un très bon calligraphe et possède bien d’autres dons artistiques, ce qui lui vaut une amitié avec non seulement l’empereur Saga, mais aussi bon nombre d’aristocrates proche de celui-ci. Il est donc très souvent invité dans la haute société bien que de relativement basse extraction. Son mode de vie à cette époque contraste grandement avec son mode de vie ascétique de ses jeunes années, ainsi que celui de Saichô. Kazuo Kasahara décrit même ce changement radical comme « la décadence et la ruine d’un esprit religieux pur »[3]. Cependant, c’est la relation privilégiée de Kûkai avec la Cour qui permet à l’école Shingon de se développer.
Grâce à son amitié avec l’empereur Saga, Kûkai se voit souvent appeler pour réaliser des rituels ésotériques pour la protection de la nation. C’est notamment le cas en 810, lorsque l’empereur échappe à un complot mené par l’empereur retiré Heizei pour usurper le trône. Le rituel, qui a lieu au Takaosan-ji, est le premier rituel public réalisé par Kûkai après son retour de Chine. En 812, Kûkai réalise la première initiation aux Royaumes de Diamant et de la Matrice, si chers au bouddhisme ésotérique du Japon. Saichô, ainsi que certains de ses plus illustres disciples, figurent sur la liste des participants, aux côtés d’autres prêtres de haut rang appartenant aux écoles bouddhistes de Nara. Le Takaosan-ji étant devenu le centre de l’école Shingon, il reçoit la reconnaissance officielle de l’état en 824 et est renommé Jingo Kokuso Shingon-ji (ou Temple Shingon de la Divine Protection de la Nation 神護国祚真言寺), en général abrégé Jingo-ji. En 829, la très influente famille Wake donne le contrôle du Jingo-ji à Kûkai à perpétuité.
En 823, Kûkai reçoit de l’empereur Saga le contrôle du Tô-ji (東寺), également à perpétuité. Le Tô-ji, renommé Kyôô Gokoku-ji (ou Temple pour la Défense de la Nation par le Roi des Doctrines 教王護国寺), devient par la suite un des hauts lieux du Shingon, où est formée la majorité de ses moines. D’ailleurs, si le mikkyo de l’école Shingon se nomme tômitsu (東密), c’est parce qu’il est enseigné au Tô-ji. Le Tô-ji supplante alors le Jingo-ji en tant que centre pour l’enseignement du bouddhisme ésotérique du fait de sa localisation plus centrale et donc plus stratégique à la capitale. De plus, si grande est la renommée de Kûkai qu’un temple Shingon, le Shingon-in (真言院), est même construit en 834 dans l’enceinte du palais impérial.
Depuis son retour de Chine, Kûkai est le mieux habilité à enseigner les fondements du bouddhisme tantrique car il est le plus érudit en matière de mikkyô (密教), c’est-à-dire les savoirs secrets du bouddhisme tantrique. Cela lui vaut une grande reconnaissance à l’époque puisque les puissants s’y intéressent beaucoup plus qu’à l’austère bouddhisme Tendai de Saichô. Cela vaut donc à la secte Shingon (真言宗), créée par Kûkai, un très grand essor alors que le Tendai rencontre peu de succès. Cela peut aussi s’expliquer par le fait que la secte Shingon croit, à la différence du Tendai, au bénéfice de la pratique bouddhique en ce monde et pas uniquement sur le plan spirituel, ce qui bien entendu attire beaucoup plus les riches et les puissants que l’espoir d’un au-delà meilleur comme le propose le Tendai.
En 816, après avoir reçu la permission de la part de l’empereur d’établir un temple sur le mont Kôya (高野山), situé dans le sud du Kansai, Kûkai charge ses disciples de ce projet car il est lui-même très pris par ses nouvelles responsabilités en tant qu’abbé du Tô-ji. En 832, cependant, il s’installe sur le mont Kôya et ne le quitte plus jusqu’à sa mort le 21 mars 835. De ce fait, le mont Kôya est révéré comme un haut lieu du Shingon. C’est également le lieu où se trouve le corps de Kûkai, le rendant d’autant plus mystique. D’ailleurs, en 921, Kûkai reçoit le titre posthume de Kôbô Daishi (Le Grand Maître qui propage la Loi 弘法大師), l’élevant au rang de saint . D’après certaines légendes, en ouvrant son tombeau quelques années après son décès, son corps a été retrouvé intact et encore chaud, comme s’il n’était pas mort, mais plutôt dans un genre de transe méditative ou nyûjô (入定). C’est pourquoi il est mystifié, voire déifié, et que nombre de membres du clergé, de nobles et de membres de la famille impériale ont commencé à se faire enterrer sur le mont Kôya afin d’établir une relation avec Kûkai, qu’ils considèrent être l’incarnation du Bouddha Maitreya (Miroku 弥勒菩薩 en japonais). Le mont Kôya est de ce fait considéré comme une partie de son royaume, le Paradis de Tusita (Paradis de Tosotsu 兜率天 en japonais). C’est donc à cette même période que les pèlerinages au mont Kôya ont commencé.
Rivalités au sein des partisans de Kûkai
Après la mort de Kûkai, le siège du pouvoir de la secte Shingon a été tantôt le mont Kôya, tantôt le Tô-ji car le premier est révéré en tant que lieu de repos éternel du corps de l’illustre fondateur du Shingon et le Tô-ji, quant à lui est le lieu principal de formation des moines de l’école Shingon. Une rivalité pour la suprématie s’établit donc entre ces deux hauts lieux du Shingon. En 835, le Shingon se voit autoriser à ordonner trois moines par an et l’instance habilitée à choisir ceux-ci est le mont Kôya, ce qui renforce la rancœur du Tô-ji du fait du pouvoir que cela confère au lieu. En 853, Shinzei, l’abbé du Tô-ji, obtient six ordinations annuelles qui se dérouleront au mont Kôya et au Jingo-ji mais dont les candidats seront choisis par le Tô-ji. En 882, après une longue lutte, le mont Kôya se voit à nouveau confier la charge de toutes les ordinations annuelles. En 907, pour mettre fin au conflit entre les deux factions, l’empereur Daigo, Daigo-tennô 醍醐天皇 (r. 897-930) donne juridiction au mont Kôya de trois des ordinations annuelles, au Jingo-ji de trois également et quatre supplémentaires au Tô-ji. Mais cela ne parvient pas à régler le conflit et les rivalités entre les deux centres principaux du Shingon, le mont Kôya et le Tô-ji, continuent. Cependant, peu à peu, le Tô-ji supplante le mont Kôya, ce qui n’arrête néanmoins pas les discordes au sein de l’école Shingon, qui aboutissent à une division et la création de plusieurs écoles au sein du Shingon.
En effet, deux illustres prêtres de Kyoto sont à l’origine de la création des deux écoles principales du Shingon : Yakushin 益信 (de la lignée du moine Shûei 宗叡), de la branche Hirosawa (広沢流) du Shingon, et Shôbô 聖宝 (de la lignée de Shinga 真雅), de la branche Ono (小野流). Les deux écoles sont nommées ainsi longtemps après la mort de leurs fondateurs du fait du lieu de leur temple principal. Yakushin (827-906) est très proche de l’empereur Uda, Uda-tennô 宇多天皇 (r. 887-897) et après son abdication, il l’initie même au bouddhisme ésotérique au Tô-ji. Dans la lignée de Yakushin, le petit fils de l’empereur Uda, Kanchô 寛朝 (916-998), devient abbé du Tô-ji. En 989, près de l’étang Hirosawa dans le quartier de Saga, il fonde le Henshô-ji (遍照寺). C’est de là que vient le nom de cette branche du Shingon qui par la suite se subdivisera encore. Shôbô (832-909), quant à lui, étudie le bouddhisme avec Shinga, grâce auquel il est nommé abbé du Jôkan-ji (貞観寺). En 874, il fonde le Daigo-ji (醍醐寺) dans le quartier de Daigo à Kyoto. C’est Ningai 仁海 (951-1046), un prêtre de haut rang connu pour faire tomber la pluie en période de sécheresse, qui, en 991, a fondé Mandara-ji (曼荼羅寺) ou Zuishin-in (随心院) dans le quartier de Ono, d’où le nom donné à cette branche du Shingon. Cette branche aussi se subdivisera par la suite.
Bien que les membres de la branche Hirosawa soient de noble lignée et qu’ils s’intéressent plus aux aspects formels et rituels des enseignements Shingon, alors que la branche Ono comporte majoritairement des prêtres de basse extraction qui s’intéressent davantage à l’expérience mystique que l’on peut acquérir à travers la pratique bouddhique, les deux branches ont pas mal de similitudes. En effet, aucun des deux courants ne se base principalement sur la doctrine ou la théorie, la pratique étant au cœur des enseignements. Tous deux prônent également la transmission directe des savoirs par un maître qualifié, en général dans le plus grand secret .
Luttes de pouvoir, de la Cour au clergé
Séparer le religieux des affaires politiques
La période de Nara ayant été marquée par un très fort contrôle du pouvoir politique par les institutions religieuses des six écoles bouddhistes de Nara, l’empereur Kanmu décide de ré-établir sa prédominance sur les affaires politiques en déplaçant la capitale impériale. En effet, d’illustres moines tels que Dôkyô, avaient même tenté d’usurper le trône. Dôkyô 道鏡 (700-772), un moine de la secte Hossô (法相宗), avait prodigué à l’impératrice retirée Kôken, Kôken-tennô孝謙天皇 (r. 749-758), des soins à partir de 761, car cette dernière était souffrante. Cela lui valut la confiance inconditionnelle de celle-ci et n’ayant pas désigné de successeur, l’impératrice était encline à laisser Dôkyô en assumer les responsabilités après être revenue sur le trône sous le nom de Shôtoku, Shôtoku-tennô 称徳天皇 (r. 765-770). Faisant fi de l’avis de ses ministres, elle le nomma d’ailleurs Dajô Daijin Zenji (Ministre des Affaires Suprêmes et Maître de Méditation 太政大臣禅師), ce qui lui conférait autorité dans la sphère civile ainsi que religieuse. En 766, elle l’éleva au rang de Hô-ô (Roi du Dharma 法王), en quelque sorte, d’héritier du trône. « La vie de Dôkyô représente un cas extrême de l’interférence caractéristique de l’époque entre l’église bouddhique et l’État, et des abus auxquels a pu mener cette confusion »[1].
L’empereur Kanmu entend donc établir un gouvernement vertueux, tokusei (徳政) en se basant sur de nouvelles écoles bouddhiques dont la préoccupation principale serait de pacifier le pays et de protéger l’État. Dans la nouvelle capitale, qui déménagea plusieurs fois à cause de divers événements tragiques qui souillèrent le lieu, le nombre de temples serait limité afin de contrôler leur influence et éviter de réitérer les erreurs de l’époque de Nara. De ce fait, les temples étaient de plus en plus construits à l’extérieur des villes, dans les montagnes. C’est le cas du mont Kôya et du mont Hiei, les deux montagnes sacrées du Shingon et du Tendai. Les moines de ces deux écoles, à la différence de ceux des six écoles de Nara, vivaient une vie beaucoup plus ascétique et humble.
Cependant, malgré cette volonté de séparer le religieux des affaires de la Cour, il s’immisce peu à peu dans le domaine privé et est dès lors majoritairement utilisé dans le but de recevoir des faveurs divines. C’est surtout le cas du Shingon, mais le Tendai ne fait pas totalement exception pour autant. Les villas des hauts dignitaires, tout en étant des lieux de résidence, servent de salles de prière et de méditation. Les moines Shingon sont également appelés pour pratiquer des exorcismes ou faire tomber la pluie en temps de sécheresse. Certains rites, censés protéger la lignée impériale et la nation, entrent même dans le calendrier impérial annuel .
Kûkai, proche des sectes de Nara
À la différence de Saichô, Kûkai entretient de très bonnes relations avec les écoles bouddhiques de Nara. De nombreux moines de Nara reçoivent des initiations au bouddhisme tantrique avec Kûkai au Takaosan-ji, lui seul étant assez érudit dans ce domaine. D’ailleurs, les intendants (bettô 別当) du Tôdai-ji sont souvent des moines Shingon, bien que celui-ci appartienne à la secte Kegon. De plus, Kûkai est proche de Gomyô 護命 (750-834) du Gangô-ji (元興寺), un éminent moine de la secte Hossô. C’est grâce à Gomyô que la secte Hossô s’est élevée au-dessus des cinq autres écoles bouddhistes de Nara (Jôjitsu, Kegon, Kusha, Ritsu et Sanron) à l’époque. C’est également lui qui, hostile à Saichô, a dirigé l’opposition quand ce dernier a tenté d’établir une estrade d’ordination sur le mont Hiei. Quand Kûkai reçoit la charge du Tô-ji de la part de l’empereur, il nomme donc Gomyô à un haut poste au Tô-ji pour le remercier du soutien qu’il lui a apporté précédemment.
De plus, le Shingon est également bien accueilli au sein du Tôdai-ji, où, en 822, année de la mort de Saichô, est construit un hall du nom de Shingon-in (真言院), afin d’y prodiguer des initiations au bouddhisme tantrique. C’est d’ailleurs grâce à son amitié avec le Tôdai-ji et les autres écoles de Nara que Kûkai a réussi à obtenir la reconnaissance officielle du Shingon comme école du bouddhisme à part entière par le gouvernement. En effet, grâce à cette amitié, Kûkai conduit de nombreux rites pour la protection de la nation et de l’empereur, privilège qui était en principe exclusivement réservé aux moines de six grandes écoles bouddhiques officielles de Nara. Alors que Saichô se voit toujours refuser l’indépendance du Tendai et rencontrer des difficultés, Kûkai, sait se concilier avec les membres de la cour. Cela tient fortement à la différence de caractère des deux hommes. Pour arriver à ses fins, Kûkai est plus prompt à chercher les faveurs des puissants, alors que Saichô ne fait pas de compromis, quand bien même cela lui cause des ennuis.
Saichô et Kûkai, de la proximité à la rivalité
Bien que plus tard opposés, Kûkai et Saichô ont au début des rapports cordiaux. En effet, comme nous l’avons vu plus haut, c’est avec Kûkai que Saichô reçoit l’initiation aux Royaumes de Diamant et de la Matrice au Takaosan-ji, en même temps que certains de ses disciples, notamment Enchô 円澄 (772-837), Kôjô 光定 (779-858) et Taihan 泰範 (778-?). Cependant, par la suite, leurs rapports se tendent peu à peu car ils ont des visions très différentes sur le bouddhisme et le Shingon en vient, pendant le règne de l’empereur Uda, à quasiment éclipser le Tendai.
Le Shingon ayant beaucoup plus de succès que le Tendai à la Cour grâce aux savoirs ésotériques de Kûkai, Ennin 円仁 (794-864), un disciple de Saichô décide d’embarquer sur une ambassade officielle vers la Chine pour aller se former au mikkyô qui manque si cruellement à ses enseignements. Il va d’abord au mont Wutai (Godai-san 五臺山, en japonais) et apprends une technique de méditation basée sur un Bouddha et notamment le Bouddha Amida, qui est connue sous le nom de nenbutsu (念仏). À son retour de Chine, cette technique devient très importante dans la pratique Tendai. Ensuite, Ennin part pour Chang ‘an où il s’efforce d’apprendre les rites fondamentaux du bouddhisme ésotérique, c’est-à-dire, ceux du Royaume de Diamant, de celui de la Matrice et les rituels secrets d’unité des deux précédents royaumes, le shoshitsuji-kyô (Sutra de l’Accomplissement de la Perfection 蘇悉地経), sous I-chen , le disciple direct de Hui-kuo. Il apprend également le sanskrit à cette époque.
À son retour au Japon en 847, Ennin adapte les savoirs ésotériques qu’il a emmagasinés afin d’en faire ce que l’on connaît de nos jours comme le taimitsu (台密), les savoirs théoriques et pratiques du Tendai qui mêlent ésotérisme et exotérisme. Un an seulement après son retour, le Tendai semble retrouver les faveurs de la Cour et il est nommé prêtre à la Cour chargé de la protection de l’empereur Ninmyô, Ninmyô-tennô 仁明天皇 (r. 833-850). En 854, il est nommé abbé de l’Enryaku-ji et dans les années qui suivent il initie l’empereur Montoku, Montoku-tennô 文徳天皇 (r. 850-858), ainsi que plusieurs membres de sa famille, au bouddhisme ésotérique. L’incorporation, par Ennin, du Sutra de l’Accomplissement de la Perfection dans les rites ésotériques du Tendai est tout à fait nouveau au Japon à l’époque. En effet, même si l’enseignement de ce dernier sutra est courant en Chine, le bouddhisme ésotérique tel qu’il est enseigné par Kûkai jusqu’alors ne compte parmi ses enseignements que les rites des Royaumes de Diamant et de la Matrice. Ennin révolutionne donc le bouddhisme ésotérique japonais et redore la face du Tendai aux yeux des puissants. Après lui, Enchin 円珍 (814-891) et Annen 安然 (841-889) vont eux aussi contribuer au développement de la pratique ésotérique Tendai.
Les temples à lignée princière monzeki
Au milieu de l’époque de Heian平安時代 (794-1185) apparaissent les temples de lignée princière monzeki門跡. Selon le Dictionnaire historique du Japon « ce terme signifiant littéralement « trace tangible d’une école » avait le sens de lignée d’une école ou d’un maître, dans le bouddhisme, surtout la succession de religieux qui se réclament d’un même fondateur ». On évoque souvent la descendance spirituelle de tel grand maître daishi 大師 tels Dengyô daishi Saichô伝教大師最澄, Kôbô daishi Kûkai 弘法大師空海mais aussi Jikaku daishi Ennin 慈覚大師円仁et Chisho daishi Enchin智証大師智円珍. Ainsi les monzeki sont rattachés aux écoles Tendai 天台宗et Shingon真言宗. On en dénombre cinq pour la première et trois pour la deuxième. Comme les empereurs y placent leurs fils, cela montre une nouvelle fois que Cour et institutions religieuses sont liées.
Lorsqu’un empereur abdique (pour cause de maladie, mauvais sort, etc.) il entre en religion et demeure dans un monzeki. Le système des Empereurs Retirés Insei 院政est la période où ces derniers exercent le pouvoir gouvernemental, tandis que l’empereur sur le trône est chargé d’exécuter les rites. Autrement dit, la régence des Fujiwara, dont l’âge d’or se déroule au Xe siècle, et les empereurs retirés ont plus de contrôle sur l’État, ce qui génère coup d’états et tensions au sein du pouvoir.
Les monzeki du Tendai
Comme noté précédemment, l’école de Saichô compte cinq principaux monzeki. Ils ont tous été bâtis par Saichô lui-même au mont Hiei 比叡山 en tant que simples ermitages. Au cours de l’histoire, certains d’entre eux ont plusieurs fois changé de nom, notamment l’actuel Sanzen-in 三千院 qui détient le plus grand nombre de changements d’appellations, sept fois en tout. Tous les monzeki sont des temples de grand prestige, ils sont pourvus de ravissants jardins et comportent d’innombrables trésors classés comme trésors nationaux kokuhô 国宝 ou biens culturels importants jûyô bunkasai 重要文化財. On ressent immédiatement la richesse apportée par les fils d’empereurs et les empereurs retirés eux-mêmes. Les œuvres qui sont à l’intérieur sont les travaux des fameux personnages évoqués plus haut. Mais la plupart de ces créations sont des hibutsu 秘仏 « bouddhas secrets » autrement dit, ce sont des sculptures ou images bouddhiques non dévoilées au public. Les empereurs demeurent dans le shinden 寝殿 comme au palais.[5]
Le Shôren-in 青蓮院ou « Temple du Lotus Bleu » est le plus important des monzeki de l’école Tendai. « Le Shoren-in servit ensuite de retraite à des personnages prestigieux. Le premier à s’y installer est Kakukai Hoshinnô 覚快法親王 (1134-1185), fils de l’empereur Toba 鳥羽天皇 (1103-1156) »[6]. Situé dans le quartier Est de Kyôto à Higashiyama 東山, il conserve sa place actuelle. « En 1150 (Kyûan 6久安6) à la suite d’un vœu, le moine Gyôgen 行玄 (1097-1155), fils de Fujiwara no Morozane 藤原師実et abbé de la secte Tendai tendai zasu 天台座主fonda un temple auquel il donna le nom de Shôren-in 青蓮院 en souvenir d’un ermitage Shôren-bô 青蓮坊 au pied de la tour orientale au Hieizan ». Jadis, avec le Sanzen-in qui se nommait Kajii monzeki 梶井門跡 ils formaient les deux plus importants temples à lignée princière, si bien qu’ils se faisaient souvent concurrence pour avoir le plus de princes à leur actif. Il existe donc bien une rivalité pour attirer l’élite au cœur de temples appartenant à une même secte.
Le Myôhô-in 妙法院, dont la partie majeure est actuellement celle du temple Sanjusangendo 三十三間堂 (dont le nom officiel est Rengeo-in蓮華王院 « le temple du Roi du Lotus »), situé également à Higashiyama a été notamment sous la direction de l’empereur Goshirakawa 後白河天皇(1127-1192) comme pour le Kajii monzeki et le Shoren-in. Le Manshû-in 曼殊院et le Bishamon-dô 毘沙門堂 sont les deux autres monzeki restants, mais connaissent moins de succès que les autres temples mentionnés ci-dessus.
Les monzeki du Shingon
L’école de l’érudit Kûkai possède quant à elle trois monzeki : le Daikaku-ji大覚寺, situé à l’ouest de Kyôto dans le district d’Arashiyama嵐山 où l’empereur Saga en fait sa résidence lorsqu’il se retire du trône en 823, le Saga Rikyû-in 嵯峨離宮院 « Palais à l’écart de l’empereur Saga ». Ce n’est peut-être pas si étonnant qu’une partie d’Arashiyama porte le nom de Saga. En 875 il devient un monzeki. Sa fille, la princesse consort Masako, y fait son entrée. Le petit fils de ce même empereur nommé prince Tsunesada devient le premier chef du Daikaku-ji. Ce temple reste le vestige du plus bel exemple de style shinden, shinden zukuri 寝殿造り[7] même si de l’époque Heian il ne reste pas de traces en raison de nombreux incendies. Le temple est reconstruit bien après et atteint un niveau de splendeur au cours de l’époque Edo江戸時代 (1603-1867). À la manière des aristocrates de l’époque, on peut toujours se promener en barque sur l’immense étang Osawaお沢池. La Cour y appréciait le paysage et organisait des récitations de poèmes, ainsi que des concerts.
Le Ninna-ji 仁和寺, situé au nord de Kyôto dans le quartier d’Omuro, était la résidence des empereurs Kôkô光孝天皇 (830-887) et de son fils Uda 宇多天皇 (867-931). C’est justement lorsque Uda abdique en 900 que le Ninna-ji prend le titre de monzeki. Ce premier prêtre serait probablement un des disciples du fameux Kûkai. Mais à l’origine ce bâtiment aurait appartenu à l’école Tendai puisque l’empereur Kôkô 光孝天皇 (830-887) voulait un lieu pour abriter une figure du bouddha Amida 阿弥陀如来qui est principalement l’une des divinités du Tendai et de la future Ecole de la Terre Pure Jôdo-shû 浄土宗.
Le Kajû-ji 勧修寺 est le troisième temple de lignée princière Shingon. Il se trouve dans la province de Yamashina山科 non loin du centre de Kyôto京都. Son fondateur est l’empereur Daigo醍醐天皇 (885-930). Le bâtiment date de l’an 900 et sert de lieu commémoratif pour prier l’âme de la mère de cet empereur.
Conclusion
Cette étude que nous avons menée sur les enjeux de pouvoir et influence parmi les élites impériales (empereurs, régents et empereurs retirés) et les grandes écoles Tendai et Shingon montrent clairement les liens profonds qu’entretenaient ces réseaux à l’époque de Heian (794-1185), qu’il s’agisse d’entente ou de rivalité.
Notes
[1] Le caractère ji 寺 désigne un temple. En lecture japonaise il se lit tera ou dera selon les cas.
[2] Zhiyi 智顗 (538-597) dit Chigi en japonais, est le fondateur de l’école Tian Tai en Chine sur la montagne qui porte le même nom.
[3]Kazuo Kasahara, A History of Japanese religion, traduit par Paul McCarthy et traduit par Gaynor Sekimori, Tokyo, Kosei, 2004, vol.1.
[4]Seiichi Iwao, Teizō Iyanaga, Susumu Ishii et Maison franco-japonaise (Tokyo), Dictionnaire historique du Japon, Paris, Maisonneuve et Larose, coll.« Monde Asiatique », 2002, vol. 2/1.
[5] Shinden 寝殿 pavillon où loge l’empereur situé au nord dans le palais impérial et dans les institutions religieuses jiin 寺院.
[6]S. Iwao, T. Iyanaga, S. Ishii et Maison franco-japonaise (Tokyo), Dictionnaire historique du Japon, op. cit.
[7] Shinden zukuri 寝殿造り : style d’architecture de l’époque de Heian (794-1185).
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