La présence étrangère à Tianjin à travers les recueils annuels de recensement Asia Chronicle & Directory
Chloé ALCAINO
Tianjin (ou Tientsin) est une ville chinoise qui se trouve à environ cent vingt kilomètres de la capitale Beijing. Elle se situe à l’embouchure du fleuve Hai He (le plus grand fleuve de la Chine septentrionale) et du Grand Canal (le plus grand canal ancien du monde). Cette spécificité a fait de Tianjin un port de commerce important dès l’ouverture du Grand Canal sous la dynastie Sui (581-618). La ville se développe alors et connaît un essor important. Aujourd’hui, sa croissance économique est toujours l’une des plus importantes de Chine. Ces ouvertures fluviales et maritimes sont propices à la venue d’étrangers qui veulent profiter de ce territoire pour agrandir leur réseau commercial. Mais quelle a été la relation entre population chinoise et étrangère ? Comment la ville a-t-elle connu un tel développement malgré le clivage des peuples et des intérêts ?
Au XIXème siècle, les Chinois et les puissances occidentales (principalement le Royaume-Uni et la France) s’affrontent lors de la Seconde Guerre de l’Opium (1856-1860), prolongement de la Première Guerre de l’Opium, pendant laquelle les européens désiraient imposer à la Chine l’autorisation du commerce international de l’opium. Le 26 juin 1858, le Traité de Tianjin clôture la première phase de la guerre et ouvre onze nouveaux ports chinois au commerce avec l’Occident. Il légalise également le commerce de l’opium et permet la présence de délégations étrangères et l’activité des missionnaires chrétiens. Ce traité fait partie des « Traités inégaux », il apparaît donc comme un symbole fort du pouvoir colonisateur des Occidentaux en Chine et comme un affront au pouvoir impérial chinois. Sa ratification a conduit au fort déficit économique et commercial du pays. Le Traité de Pékin, ratifié en 1860 et qui met fin à la guerre de l’opium, offre des concessions à deux puissances occidentales : la France et le Royaume-Uni (dont une partie est donnée pour créer la concession américaine). C’est le début de la longue période pendant laquelle les concessions étrangères de Tianjin vont dominer le fleuve Hai He et permettront le développement du commerce d’import et d’export international.
Pourtant, la présence étrangère est mal perçue par la population chinoise, surtout au début de son installation. Le 21 juin 1870, une foule importante saccage un orphelinat français après avoir propagé des rumeurs au sujet d’enlèvements d’enfants. Pendant ce qui sera appelé le « Massacre de Tianjin », l’église Notre-Dame-des-Victoires est détruite, et des Occidentaux sont tués, notamment des religieuses des Filles de la Charité et le consul français Henri Victor Fontanier. La dynastie Qing a présenté des excuses officielles après avoir innocenté les religieuses sur les rumeurs d’enlèvements. Les fauteurs de trouble ont subi une forte répression et la Chine a dû payer des indemnités élevées au gouvernement français. La méfiance et les tensions s’installent alors entre Occidentaux et population locale.
Cet évènement explique en partie la Révolte des Boxers qui éclate en 1899, un conflit qui oppose la Chine réprimée et ses colonisateurs : les huit puissances alliées (Autriche-Hongrie, Royaume-Uni, États-Unis, France, Japon, Allemagne, Italie et Russie). De nombreuses batailles prennent place dans tout le pays, notamment à Tianjin. Cette Révolte des Boxers prend fin en 1901 avec la victoire du corps expéditionnaire des huit nations, la chute de la dynastie Qing et la création de la République Populaire de Chine.
L’histoire de la ville est donc profondément marquée par des relations conflictuelles entre population chinoise et étrangère. Pourtant, les Concessions étrangères se développent de façon exponentielle des années 1860 à 1949 (date à laquelle tous les Européens sont expulsés de Chine) et, grâce à cela, Tianjin a pu acquérir une visibilité commerciale internationale. Les Concessions étaient autonomes (elles possédaient leurs propres écoles, églises, hôpitaux…) et y florissait une importante communauté étrangère de commerçants, diplomates, marchands et entrepreneurs. Les rives du fleuve Hai He sont alors gouvernées par les puissances étrangères qui avaient un accès exclusif à toutes les transactions commerciales directes, ce qui ne manquait pas de renforcer les tensions avec la population chinoise. Ces tensions menaient rarement à un conflit immédiat car les populations étrangères étaient désormais protégées dans ces territoires à bail où le pouvoir impérial chinois n’avait pas autorité. Les Concessions revêtaient le style de chaque pays et les architectes occidentaux élaboraient tous les plans. Il subsiste encore des bâtiments marquants, tels que l’Astor House Hotel qui était devenu le point de ralliement des entrepreneurs étrangers.
Durant toute la période des concessions étrangères, ont été tenus des recueils de recensement de la population et des entreprises étrangères : les Chronicle & Directory. Grâce à cela, il est aujourd’hui possible de savoir précisément qui étaient les résidents de ces concessions et quelles étaient leurs activités à Tianjin comme dans toute l’Asie. Ainsi, il est aisé d’avoir un aperçu de la vie quotidienne à l’époque de la présence occidentale et de son évolution à travers les années.
Ces ouvrages sont édités chaque année et présentent la liste complète des résidents de chaque concession de chaque ville ainsi que celle de toutes les entreprises d’initiative étrangère. Ces listes sont précédées d’un court texte présentant la ville. Ce texte peut permettre d’en apprendre beaucoup sur la vision de la ville qu’avaient les étrangers pour chaque année. L’évolution des opinions est très marquée. Par exemple, jusqu’en 1890, il était noté dans la présentation de la ville de Tianjin que « la partie fortifiée de la ville est petite en comparaison des banlieues » (les concessions étrangères) et que « la ville d’origine a la réputation d’être particulièrement sale, une odeur désagréable se dégageant des industries locales ». Il est même mentionné que « Tianjin n’était qu’une station militaire mais la ville est devenue un endroit important dès le XVIIème siècle ». Les puissances étrangères se définissent donc comme salvatrices et ayant révélé toute la puissance de Tianjin avec leur arrivée et l’implantation de leurs entreprises. La population chinoise n’est quasiment jamais mentionnée dans les résumés de présentation de la ville, excepté pour mettre en avant sa violence et sa culpabilité dans une longue partie consacrée au Massacre de Tianjin de 1870 : « La ville est célèbre pour le massacre des Sœurs de la Charité et d’autres étrangers le 21 juin 1870 par le peuple chinois, témoignant d’une extrême violence et brutalité ». Bien entendu, le Traité de Tianjin de 1858 qui a autorisé les délégations étrangères et permis la mise en place d’un commerce international est également mis en avant dans ces ouvrages chaque année.
A partir des années 1890, la présentation de la ville dans les Chronicle & Directory se fait plutôt à travers la mise en valeur de la vie et de l’architecture dans les concessions étrangères, présentées comme en tout point supérieur à la ville d’origine chinoise : « La concession britannique jouit d’une superbe mairie et d’un parc de plaisance », « Les déprimantes maisons de boue sont remplacées par de nouveaux bâtiments superbes », « Les Concessions ont leurs propres routes, polices, éclairages, parcs, mairies, hôtels, clubs, théâtres, bibliothèques et églises ». Est également mise en avant la construction de nouveaux réseaux de transports et de communications (réseaux ferroviaires et télégrammes) par les entreprises étrangères. Est ensuite écrit que « toutes les industries de la ville sont stimulées par les étrangers » et qu’il y a un large développement du commerce d’import et d’export, notamment grâce à ces nouveaux réseaux de transports. De plus, Tianjin est quasiment la seule ouverture sur la mer et sur les fleuves importants de la région, toutes les marchandises transitent donc par la ville. Est également noté le fait qu’en 1897 « le commerce de l’opium tend à disparaître complètement du marché ».
Au début du XXème siècle, les pages de présentation de la ville sont saturées d’information sur les conflits armés prenant place à Tianjin et dans tout le pays tout en mettant l’accent sur le fait que le groupe des huit nations ont eu l’avantage : « Pendant que la ville était sous le contrôle des puissances étrangères, un grand nombre d’améliorations urbaines furent achevées ». Les pages des Chronicle & Directory sont remplies de publicités pour des hôtels ou des clubs se trouvant dans les concessions à destination d’un public étranger. Ces publicités mettent en avant le fait que les concessions étaient plus développées que n’importe quel quartier local, jouissant d’électricité publique et privée, d’alcools importés et de lieux de plaisance. En 1925, il est dit que « les étudiants et les grévistes de tout le pays boycottent les produits japonais et britanniques, les produits de Tianjin se vendent donc bien. La ville a gagné un contrôle considérable sur les réseaux ferroviaires et n’est pas, ou peu, affectée par les troubles généraux et les conflits Nord-Sud ». Ici, les puissances étrangères mettent encore en avant le fait qu’elles ont su tirer profit de la géographie favorable de la ville pour mettre en place un commerce local, national et même international. Dans ces textes, la population chinoise est réellement mise au second plan, voire toujours dévalorisée : « A Tianjin, il n’y avait pas d’art excepté des statuettes fragiles de boue ». Témoignage marquant de la pensée européenne majoritaire à l’époque: celle de la supériorité intellectuelle et raciale des Occidentaux sur la population locale.
Les puissances étrangères mettent en avant le fait que la ville et son commerce n’ont pu se développer que grâce à leur venue et leurs investissements. Pourtant, leur nombre n’était pas si important, malgré ce qu’en disent les textes des Chronicle & Directory qui estiment à 100 000 000 le nombre d’habitants dès 1919 à Tianjin.
Dans ce tableau réalisé à partir des données de recensement des travailleurs à Tianjin des Chronicle & Directory pour quatre années différentes, il est aisé de vérifier que le nombre de travailleurs étrangers n’était pas si élevé. Certains secteurs d’activités connaissent tout de même une croissance fulgurante comme le secteur de l’Intermédiation par exemple, mais cela représente finalement que 364 travailleurs seulement. Il y a même des secteurs qui perdent de l’ampleur au fur et à mesure des années comme le secteur militaire par exemple. Mais de manière générale, tous les secteurs connaissent une augmentation moyenne voire forte, preuve du développement général de la ville et de ses activités, notamment administratives, commerciales mais également de loisirs, de santé et d’éducation. Cela s’explique par l’ouverture de la ville à l’international via un réseau de transport en expansion mais aussi par la multiplication des entreprises qui veulent s’implanter en Chine.
Comme illustré sur cette carte mettant en comparaison la présence des entreprises étrangères dans les autres villes d’Asie de l’Est en 1937, Tianjin est l’une des villes comptant le plus d’étrangers. Ceci montre bien que la ville s’est imposée au niveau international et que les étrangers pouvaient facilement y installer leurs entreprises et y travailler. En revanche, la faible densité d’étrangers par rapport à la population chinoise semble montrer que malgré leurs dires dans les Chronicle & Directory, ce n’est pas nécessairement uniquement grâce à leur présence et leurs investissements que la ville a pu connaître un tel essor.
La relation entre population chinoise et étrangère a été conflictuelle dès la mise en place des concessions étrangères par le contexte historique mais aussi social. Les tensions s’aggravent avec les évènements tels que le Massacre de Tianjin. Les étrangers ont peur de la violence présumée du peuple chinois, ils s’enferment alors dans leurs concessions intouchables et reconstruisent leur monde avec leur culture et leurs habitudes de vie en reniant la culture locale et en la dévaluant dans leurs textes. Ils s’attribuent entièrement le mérite du développement économique et commercial de la ville et dévaluent la culture locale. Pourtant, leur faible nombre témoigne du fait que les étrangers n’ont certainement pas été les seuls acteurs de l’essor de Tianjin et que la coopération entre les deux peuples a été nécessaire, tout spécialement lors de la reconstruction des transactions commerciales après les divers conflits nationaux que la ville a pu connaître au début du XXème siècle avec la Révolte des Boxers et la guerre civile. La société de l’époque est alors complexe et marquée par son histoire. Le développement du territoire de Tianjin l’est tout autant et ne s’avère pas être le fruit d’initiatives d’un seul mouvement et d’une seule population.