Asia Chronicles and Directories : le cas de Manille
Juliette CRUZ
Les Chronicles and Directories, sont une série de volumes imprimés à l’époque des colonies recensant la présence étrangère en Asie. Ils comprennent des savoirs et des ressources immenses qui sont l’une des raisons pour laquelle ils n’ont été que très peu étudiés jusqu’à récemment. Cependant, les progrès technologiques permettent maintenant plus de facilités et de possibilités pour des études de cette ampleur. Chercheurs et scientifiques ayant mis sur pied un projet de collecte et de numérisation de ces documents (qui n’est encore que partiel) ces documents sont désormais accessibles sur une base de données. En collaboration avec des universités européennes, le projet vise aussi à y inscrire toutes les informations contenues dans ces écrits.
Faisant partie de ce projet passionnant, je vais dresser dans ce papier, un portrait de la ville de Manille et faire l’état des lieux de ce que j’ai appris au cours de cette expérience. Les volumes mis à disposition correspondant à une période extrêmement mouvementée pour les Philippines. Je pose donc cette question qui servira d’épine dorsale à ma synthèse : Comment a évolué la présence étrangère à Manille au cours des événements historiques majeurs qui ont marqué son époque coloniale ? Je présenterai tout d’abord la source primaire que sont les Chronicles and Directories, base de mon travail. Je tracerai ensuite un portrait de Manille en étudiant aux cours des années les évolutions de la présence étrangère et de son influence dans la ville au cours de son histoire.
Les Chronicles and Directories sont des documents imprimés pendant la période de la colonisation qui recensent la présence étrangère dans l’Asie. Ces volumes sont remarquables car il s’agit du résultat d’un travail coopératif entre les grandes nations et empires coloniaux qui se vouaient à l’époque une guerre de territoire et commerciale. Il est cependant possible que leur création ait été commandé par l’empire britannique : en effet les volumes comprennent par exemple une catégorie rappelant les dates de naissance de la famille royale, ou encore, nous pouvons noter que l’imprimerie qui imprimait les volumes, le Daily Press Office, se situait à Hongkong. Ces livres recensent les étrangers en Asie et les entreprises créées par ceux-ci, en relation ou non avec des entreprises occidentales. Il servait donc de « Bottin » mais pas seulement, car de nombreux outils pratiques sont présents dans ces livres pour mener à bien un commerce international. Par exemple : des outils pour se repérer en mer ou se rendre dans une ville. Il contient les horaires des marées, les prévisions des éclipses, des températures, etc. Des outils pour comprendre l’autre : des conversions de monnaies ou de distances, des comparaisons de calendrier, un calendrier des fêtes autochtones et autres observations. Ou encore des outils pour ne pas oublier d’où l’on vient : comme par exemple un lectionnaire et un calendrier des dates importantes. La présence de nombreuses publicités est aussi à noter.
Les volumes sont divisés en une partie informations pratiques, puis une partie Chronicles and Directories pour chaque ville asiatique importante. Cette dernière comprend, une description du pays et des villes avec parfois des plans, puis suit le recensement des entreprises et personnes présentes. La description semble faite de manière à renseigner le lecteur, probablement marchand, sur tout ce qu’il pourra trouver sur place au niveau commodités, produits à échanger, ou encore les possibilités d’investissement ou de création d’entreprises (en plus d’une brève histoire de l’endroit et de ses environs).
En ce qui concerne Manille le volume de 1874 est assez particulier : il contient, à la différence de ses successeurs, toutes les lois et réglementations de commerce du port de Manille. J’ai trouvé ce détail assez intéressant malgré le peu d’intérêt que cela représente pour ce papier.
Ces livres constituent des documents extrêmement riches mais ils ne sont pas faciles à travailler, d’abord par la masse d’informations contenue mais aussi parce qu’ils ont été modifiés au cours du temps : le travail demandé pour rédiger ces livres devait être énorme, et avec l’augmentation de la présence étrangère en Asie, les rédacteurs ont dû modifier plusieurs fois leur manière de recenser et de classer l’information (par exemple à partir de 1901 beaucoup moins de personnes sont recensées, ce qui ne veut pas dire que la présence étrangère ait diminué). De ce fait, cette collection possède des lacunes et les chiffres et informations que nous pouvons en tirer doivent être soumis à une analyse critique. Ces livres pouvaient donc servir non seulement de guide du marchand et autres expatriés mais pouvaient aussi constituer un moyen de recenser ses citoyens dans une période de forts flux et changements.
Grâce à ces documents nous pouvons tracer un portrait de Manille et étudier sa population au cours des âges. La collection à disposition commençant en 1863 et se terminant en 1937, permet une comparaison sur une large période historique et surtout pleine de changements, ce qui m’a poussé à me concentrer essentiellement sur les événements historiques importants survenus dans l’histoire des Philippines.
En 1863, Manille est occupée depuis plus de 300 ans par l’empire espagnol, elle porte avec elle un lourd passé et déjà un patrimoine culturel riche. En effet : Magellan découvre l’île en 1521, ce n’est cependant qu’en 1571 que Manille fut fondée par le Conquistador Miguel López de Legazpi après avoir conquis l’île de Luzon et commencé l’évangélisation de la population qui était alors à majorité musulmane (Le gouverneur général dépendant du vice-roi du Mexique, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les Philippines connurent un statut administratif particulier, celui de colonie d’une colonie). Par la suite Elle fut envahie par les Chinois en 1574 et pillée par les Hollandais au milieu du XVIIe siècle. En 1762, pendant la guerre de Sept Ans, la ville est prise et tenue par les Britanniques, mais le traité de Paris (1763) la restitue à l’Espagne. Les Espagnols firent de Manille un grand port de commerce entre la Chine et le Mexique négligeant les possibles ressources que pouvait fournir le pays (à cause de la faible productivité de l’agriculture et à la fréquence des catastrophes naturelles : séismes, activité volcanique, fortes moussons). Ils exportaient principalement des marchandises chinoises mais les productions locales quoique faibles à cette époque étaient le sucre, le tabac, le café, l’indigo et le chanvre. Les marchands chinois abordaient régulièrement les côtes de Luzon (la plus grande île des Philippines sur laquelle se trouve Manille) depuis plusieurs siècles et participèrent au développement économique de Manille. Tout d’abord ancré dans un commerce exclusivement destiné à l’empire espagnol, le port de Manille s’ouvrit au monde en 1837 et fut déclaré « Port franc ». Beaucoup de maisons de commerce européennes et américaines y installèrent alors des bureaux ce qui explique la diversité des nationalités recensées faisant commerce à Manille, dans les Chronicles and Directories.
L’Eglise, qui réussit à évangéliser très rapidement les autochtones possédait un grand rôle et un grand pouvoir dans la vie de Manille :« The religious orders in a short time acquired great power and became in effect the dominant authority », « most natives brought under subjection profess the Roman Catholic religion. ». Elle possèdait et dirigait les hôpitaux de la ville : Hospital of San Juan de Dios, Hospital of San Lazaro, les écoles et universités : Royal and Pontifical University of St Thomas : College of St Thomas, College of San Juan de Letran, l’observatoire, des bâtiments d’œuvres caritatives : Orphan Asylum of Cambolong, Mandaloya Orphanage, The St Joseph Home ainsi que plusieurs anciennes églises et une Maison pour les missions d’évangélisation.
Manille est construite sur les rives du Pasig, donnant sur la baie de Manille. Dans les Chronicles and Directories, elle est décrite ainsi : Sur la rive gauche : la ville fortifiée, petite et comprenant majoritairement de grands bâtiments administratifs et des institutions religieuses. Sur la rive droite : plusieurs quartiers : Binondo, centre de commerce et de l’industrie comprenant de grand axes extrêmement vivants ; The Escolta, principale rue de commerce avec ses boutiques et bazars européens et The Rozario, autre grande avenue occupée par les marchands chinois. De ce côté de la rive s trouvait aussi le quartier de San Miguel, où résidaient les aristocrates et les riches marchands. Il est aussi précisé que les bâtiments n’étaient jamais imposants ou trop créatifs car les fréquents tremblements de terre mettaient à mal les constructions. Nous pouvons remarquer l’absence de description des quartiers de travailleurs ou d’autochtones. En 1863, 66% de la population étrangère avait une activité commerciale, 11% seulement, une activité de production,7% travaillait pour l’administration coloniale, 5% dans la santé et 2% faisait partie du clergé. En 1874, la population étrangère de Manille comptait 100 000 habitants dont 4000 à 5000 Européens. Alors 38% avaient une activité commerciale, 14% travaillaient pour l’administration coloniale, 9% avaient une activité de production, 7% représentaient une armée étrangère,7% faisaient partie du clergé, 6% étaient dans l’éducation, 4% dans les métiers du livre et de l’imprimerie, 4% dans la santé et 3% dans les professions juridiques.
A partir de 1880 des taxes supplémentaires furent imposées pour la réalisation du projet de construction d’un Nouveau Port. En 1883, vivaient à Manille : 250 « étrangers », 4 189 Espagnols, 15 157 Chinois, 46 066 métis Chinois, 3 849 métis espagnols et 160 896 natifs « purs ». Le tramway fut installé dans les principales rues de la ville qui comptait désormais 4 journaux quotidiens. En 1898, les Américains devinrent maîtres des Philippines suite à la guerre hispano-américaine qui prit fin lors de la signature du traité de Paris (le 10 Décembre 1898) qui imposa le transfert des colonies espagnoles aux Etats-Unis. Recevant les Philippines comme butin non attendu, les Américains déployèrent une politique différente des Espagnols. Ils ne voulaient pas être vus comme un pays colonialiste, après s’être battus contre les pouvoirs coloniaux et s’en être libérés. Ils tentèrent alors de développer le pays, le mettre sous « tutelle », pour en faire un pays indépendant et ensuite le quitter définitivement. Ils développèrent un système éducatif gratuit, des infrastructures, améliorèrent les productions et créèrent un gouvernement. La population de Manille était alors de 300 000 habitants et la ville s’était bien développée : six journaux quotidiens, trois banques et de nombreuses « social societies » se trouvaient à Manille. Le Nouveau Port était toujours en construction mais des chemins de fer avaient été installés, reliant Manille à Malabon. La lumière électrique était installée dans les rues principales, les places publiques, promenades et maisons de commerce. L’eau, amenée par canaux depuis Santalan en amont et distribuée dans des fontaines publiques. Le téléphone aussi fut installé dans toute la ville et jusqu’à Malabon.
En 1901 le Civil commission appointer donna des directives et des financements pour améliorer le port, faire de l’anglais la langue de base des enseignements et imposer la présence aux cours des autochtones. 300 à 500 enseignants américains furent demandés dans cette perspective. La présence américaine grandit dans Manille, comme en témoignent les diverses « social societies » qui furent créées : « country club », « riding horses »,.. La ville possédait alors quatre banques mais la construction du Nouveau Port avançait peu depuis la présence américaine. A cette époque, 41% de la population étrangère de Manille avait une activité commerciale, 23% avait une activité de production, 8% travaillait dans les transports, 6% dans la finance, 5% dans la santé, 4% dans l’éducation, 4% dans les métiers du livre, 4% dans l’armée étrangère et 2% faisait partie du clergé.
En 1920, la présence américaine fit sentir ses bienfaits. En effet le commerce avait augmenté et les cultures donnaient bien plus. De plus les habitants de Manille pouvaient avoir de meilleures conditions de vie, ainsi le taux de mortalité était passé de 61 pour 1000 en 1902 à 29 pour 1000 dans les année 1920. La ville comptait une population de 271 800 habitants dont 5000 Américains, 236 900 Philippins, 4400 Espagnols, 1500 autres Européens, 16 600 Chinois, 5500 Philippins de passage et 1900 autres.
En 1934 vint la complète indépendance des Philippines qui devait, cependant, encore rester sous tutelle américaine pendant 10 ans. 30% de la population étrangère travaillait alors dans la production, 20% dans le commerce, 17% exerçait des professions diverses, 12% était dans la finance, 7% dans les transports, 5% dans les métiers du livre, 2% dans les profession juridiques et 2% dans les équipements publics. Nous pouvons attester d’une ville avec une plus grande diversité de métiers et donc d’une plus grande stabilité économique. En 1935 le premier président fut élu : le président Quezon.
En 1937, la description nous atteste d’une production bien aménagée : le développement de l’industrie en rapport avec la production de l’île était florissant (surtout dans la production de sucre). L’exploitation des ressources souterraines se développait : mines d’or, de fer et de charbon. Ainsi que les scieries qui produisaient du bois de qualité. De plus la population autochtone s’instruisait grâce à un accès à l’éducation important dans les écoles publiques. Manille comprenait dès lors de grands quartiers industriels : pressoirs à huile de noix de coco, fabrique de cigares et cigarettes, entreprises de fabrication de cordages, entreprises de fabrication de chapeaux en chanvre, fabriques de chaussures, brasseries et distilleries, fabriques de meubles, des scieries, entreprises de rails et réparation de chemin de fers, des forges et fabriques de machines, fabrique de glace etc.
La ville s’était grandement développée et était pratiquement prête à voir partir les Américains : Elle s’étendait sur 13,72 square miles divisés en 14 quartiers dont : Tondo, habité par les Philippins de la classe ouvrière ; San Nicolas, Binondo et Santa Cruz, qui étaient les principaux quartiers commerciaux de la ville ; la ville fortifiée ; le port ; et puis San Miguel, Ermita et Malate qui étaient des quartiers résidentiels. Elle possédait aussi plusieurs musées et un aquarium. L’eau provenant de Novaliches au Nord-Est de Manille était distribuée dans la majorité des maisons et locaux commerciaux ainsi que dans 15 puits gratuits de la ville. Un système d’évacuation des eaux usées avait aussi été installé et l’électricité était bien plus développée.
Cependant l’histoire en a décidé autrement. Au lieu de prendre leur indépendance, les Philippines furent prises dans la tourmente de la guerre mondiale. Le 26 décembre 1941, à la suite du bombardement de Pearl Harbor et à l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale, les Américains abandonnèrent la ville et retirèrent toutes leurs installations militaires. Bombardée, la ville fut colonisée à nouveau par les Japonais en 1942. En 1945, les alliés reprennent Manille en la bombardant depuis les airs et la mer. Du 3 février jusqu’à la prise de la ville le 3 mars 1945, on estime que cent mille civils ont été tués ainsi que seize mille soldats japonais et un millier d’Américains. Manille détient le triste record d’avoir été la ville la plus détruite en Asie (la seconde dans le monde après Varsovie).
Il est cependant intéressant de constater combien, malgré la destruction et les guerres successive, Manille a su rester ce qu’elle était. Nombre de touristes s’étonnent de la culture aux influences diverses qui imprègne encore la vie aux Philippines. Au niveau urbain, la vieille ville fortifiée témoigne encore de cette présente coloniale et en face sur l’autre rive se dresse toujours le quartier chinois, ou la Chinatown. De même, les auteurs des Chronicles and Directories remarquent à plusieurs reprises :« A very low average of crime is said to exist, but the native classes are much addicted to gambling, an offence punishable by law, although the Government reaps a large portion of its revenue from the sale of lottery tickets. ». Manille est devenue aujourd’hui le plus grand centre de jeux d’argent en Asie.
Nous avons pu constater, grâce aux Chronicles and Directories, la croissance et l’évolution de la ville et de sa population au cours de son histoire coloniale. Manille, comme beaucoup de grandes villes asiatiques, a subi la présence étrangère qui y a toujours était très nombreuse. En effet, comparativement aux autres villes étudiées pendant ce projet, Manille se démarquait comme l’une des villes avec le plus de renseignements et d’entrées au niveau du recensement des personnes et des entreprises étrangères. Nous avons découvert les évolutions de la ville et de son paysage urbain ainsi que les politiques coloniales au cours des ans mais surtout la diversité des populations qui y étaient présentes et leurs occupations. Il est cependant à regretter l’absence des volumes suivants car la présence étrangère en Asie à dû être extrêmement changeante (et donc intéressante pour ce sujet) dès le début de la première guerre mondiale. Mais je ne doute pas que ces volumes seront bientôt numérisés et soumis à d’autres recherches tout aussi passionnantes et instructives.