Yokohama
Célyne DEGAS
La publication du Chronicle & Directory dès l’année 1863 est un indicateur efficace de la progression de la présence occidentale en Asie, notamment au Japon. Yokohama est à l’origine un village de pêcheurs situé à moins de cinquante kilomètres d’Edo, la capitale shogunale ; ce port devient pourtant, dans le siècle suivant la signature du Traité Harris (1859) l’un des plus grands ports internationaux du Japon. Pourtant, la présence étrangère n’y est pas si importante (2096 pour 188.455 habitants en 1901, soit 1.1% de la population totale de la ville, plus 2015 personnes d’origine chinoise). L’expansion et la modernisation de la ville est en partie due à son emplacement géographique dans la baie d’Edo, mais aussi grâce aux changements qui s’effectuent dans la société japonaise à la fin du XIXème siècle. Comment Yokohama s’adapte-t-elle à un tel contexte politique et économique ?
Avec l’aide des données des années 1863, 1874, 1901 et 1934 du Chronicle & Directory, nous verrons dans un premier temps le développement du port et la modernisation des voies de transport, ainsi que les différents commerces établis à Yokohama ; puis dans un second temps la ville dans la ville, où de quelle manière la présence étrangère est appréhendée historiquement et socialement.
Une ville de commerce
Afin de comprendre l’évolution et les changements de Yokohama dans le temps, il est important de rappeler la complexité des relations que le Japon entretient avec l’international. Durant toute l’époque Edo, le pays adopte la politique du sakoku (鎖国) qui empêche tout commerce avec l’occident, à l’exception des Pays-Bas et de la Chine dont les ressortissants sont tolérés dans certains quartiers de Nagasaki. Ce n’est qu’à partir de 1854 que le Japon abandonne cette politique sous la pression du commodore Perry, et autorise l’ouverture des ports de Shimoda et Hakodate aux étrangers avec la signature la convention de Kanagawa la même année. Ce traité sera suivi, en 1859, de cinq autres traités inégaux (dits Traités Ansei) signés avec les Etats-Unis, les Pays-Bas, la Russie, le Royaume-Uni et la France ; Edo, Kobe, Nagasaki, Niigata et Yokohama sont ajoutés à liste des ports ouverts au commerce étranger[1]. Ces traités se trouvent par ailleurs dans les annexes des Chronicle & Directory, référencés sous le nom de « Convention Between Great Britain, France, The United States of America and Holland, with Japan ».
Lors de la publication du premier Chronicle & Directory en 1863, la ville de Yokohama n’est alors ouverte aux occidentaux que depuis quelques années. Néanmoins, sa proximité avec la ville d’Edo – qui ne prend le nom de Tôkyô et devient la capitale qu’à partir de 1868 – où réside le shogun en fait un point d’entrée dans le pays stratégique, lui permettant de se développer et de voir sa population croître jusqu’à atteindre les 640 000 habitants en 1934.
Yokohama fait partie des premières villes mentionnées dans le Chronicle & Directory, mais les éditions de 1863 et 1874 ne comportent pas de description et se consacrent uniquement à la partie Directory. A partir de 1901, en revanche, les descriptions – dont le contenu est identique à l’exception de la reformulation de certaines phrases – mettent en avant le port comme atout principal avec le système ferroviaire, tout d’abord à vapeur (1901), puis électrique (1934). On dénote un pic en 1874 au niveau des infrastructures de transport, qui comptabilisent à la fois le port, le chemin de fer et mais aussi les hébergements ; sur les 209 personnes recensées dans la catégorie transport (ET) cette année-là, une centaine d’entre elles travaillent dans le système ferroviaire (voir Fig.1), ce qui laisse entendre, avec la baisse enregistrée par la suite (toutes proportions gardées : seules les personnes haut placées sont recensées à partir de 1901) que le réseau ferroviaire a été construit dans les années 1870 et requérait beaucoup de main d’oeuvre.
La modernisation des modes de transport de Yokohama lui permet alors de s’épanouir en tant que port de commerce, notamment de la soie, comme le spécifie l’édition de 1934: « Yokohama vit principalement de son commerce international, en particulier le précieux commerce de la soie, qui depuis l’ouverture du pays a toujours été pris en charge au port ». Ainsi, les secteurs du commerce intermédiaire prospèrent et constituent la majeure partie des emplois des ressortissants étrangers. L’édition de 1934 précise par ailleurs qu’après le tremblement de terre du Kantô de 1923, la majeure partie de la ville a été détruite. La reconstruction du port ne s’étant achevée qu’en 1931, le commerce de la soie a été transféré à Kobe entre-temps, ce qui justifie la chute du nombre d’employés du secteur intermédiaire (EI) et du transport (ET) au profit de la production et de l’industrie (EP) (voir Fig.2, 3, 4 et 5).
Une ville dans la ville
Bien que Yokohama soit l’un des ports importants du pays, le contexte politique tendu rend difficile l’intégration des ressortissants étrangers. En effet, dans les années 1860, le Japon est partagé entre les partisans du shogun qui suggèrent – parfois à contrecoeur, par crainte de voir le pays colonisé à cause de leur infériorité technologique en matière d’armement – l’ouverture des frontières, et ceux de l’empereur qui souhaitent voir perdurer la politique isolationniste (sonnô jôi), conduisant jusqu’à l’assassinat de Ii Naosuke (qui signa les traités inégaux avec l’Occident) en 1860 et l’agression de plusieurs ressortissants étrangers, notamment à Yokohama même[2]. Après la signature des traités, les occidentaux qui s’y installent se rassemblent dans le quartier est, où des infrastructures à l’occidentale sont construites, ce qui peut se voir dans le tracé même de la ville (voir carte). Les lois d’extraterritorialité qui allaient de pair avec les traités Ansei sont abrogées par le Traité de Commerce et de Navigation anglo-japonais le 17 juillet 1899, comme le précisent les descriptions de la ville en 1901 et 1934, de façon à expliquer la différence d’architecture et de l’agencement des rues bien que les étrangers n’aient plus à résider dans un quartier spécifique.
Les premières années d’ouvertures sont donc difficiles pour les ressortissants étrangers, notamment les missions religieuses. Une première tentative de conversion au christianisme avait été faite par des missionnaires portugais et espagnols au XVIème siècle, mais ces derniers avaient été persécutés puis expulsés, conduisant par la suite au sakoku. Ainsi, le nombre de missionnaires présents à Yokohama ne cesse de réduire avec les années, passant de 51 personnes appartenant au clergé (sans forcément être missionnaires) en 1863 à 3 en 1934 (voir Fig.6).
Yokohama est une ville commerciale mais elle n’est pas pour autant une ville industrielle. Si la catégorie production (EP) suggère la présence d’une industrie dans les premières décennies, elle reste minime (les ingénieurs et architectes ne représentent que quelques personnes) en tant que telle car elle rassemble par exemple les bouchers, boulangers ou encore coiffeurs, tailleurs et chapeliers, conduisant ainsi à la formation d’une ville dans la ville – fait par ailleurs amplifié par l’obligation de vivre dans la partie est jusqu’en 1899. Il faudra attendre le début du XXème siècle pour voir l’industrie pétrolière se développer à Yokohama.
En conclusion, Yokohama jouit d’une croissance rapide grâce au développement de son port, son système ferroviaire et son système de télécommunication (le télégraphe, notamment), mais doit faire face à un climat politique et économique tendu. Le Japon change de système politique avec la Restauration de Meiji en 1868, où l’Empereur reprend les pleins pouvoirs au shogun, et marque le début de l’ouverture du pays à la culture occidentale, qui influencera par la suite la société japonaise. La construction d’une identité nationale se fait alors avec l’idée du wakon yôsai – « esprit japonais, techniques occidentales » – qui clame un désir de se démarquer de l’occident tout en apprenant de sa technologie, née de la révolution industrielle. Yokohama se situe au cœur de ce contexte changeant, de par son emplacement géographique, et le déplacement de la capitale de Kyôto à Edo – rebaptisée Tôkyô – contribue à sa prospérité jusqu’au début du XXème siècle. L’incendie qui ravage une partie de la ville en août 1897 ainsi que le tremblement de terre de 1923 vont néanmoins pousser les ressortissants étrangers à s’installer dans d’autres villes, notamment Ôsaka et Kobe, le temps que le port soit reconstruit. Il compte aujourd’hui comme l’un des plus grands ports du Japon.
Annexe
[1] William G. Beasley, The Meiji Restoration, Stanford University Press., Stanford, California, 1972, p. 108.
[2] Ibid., p. 173.
[3] Pour des raisons de clarté, la configuration de la Fig.4 est plus large. Dans cette même idée de clarté, les catégories CQ, SK, SF, LK, ZA, EE, et CE ont été retirées de la Fig.5 car elles ne comportaient aucune valeur.